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ANNUAIRE
DES
DEUX MONDES
HISTOIRE GÉNÉRALE DES DIVERS ÉTATS
XI
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1861
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PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20

1° Novembre 1862.

II. — AFFAIRES DE NAPLES ET DE SICILE.

Situation à Naples au commencement de l'année 1881. — Derniers actes de M. Farini. — Lieutenance du prince de Carignan. — Influence de M. Liborio Romano. — Suppression des pleins pouvoirs et retraite de M. Liborio Romano. — Décrets ecclésiastiques de M. Mancini.

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— Popularité persistante de Garibaldi. — Commencements du brigandage. — Capitulation de Civitella del Tronto (20 mars). — Suppression du conseil de lieutenance (1" avril). —Manifestations contre M. Spaventa. — Retraite du prince do Carignan et lieutenance de M. de San-Martino (20 mai). — Son système. — Progrès du brigandage. — Lieutenance du générai Cialdini, sa politique, son succès à Naples. — Répression du brigandage dans les provinces.

— Mésintelligence entre Cialdini et le ministère. — Expédition de Borges (14 septembre), son insuccès et sa mort. — Fêtes à Naples (7 et 8 septembre). — Suppression de la lieutenance et retraite du général Cialdini (fin octobre). — Le général de La Marmora préfet de Naples. — Situation des provinces napolitaines. Lieutenance de M. de Montezemolo en Sicile.

— Troubles causés par MM. La Farina et Cordova. — Leur retraite. — Nouveau conseil de lieutenance. — Siège et prise de la citadelle de Messine (10 mars). — Lieutenance du général della Rovere (avril). — Lieutenance du général de Pettinengo (17 septembre).

— Suppression de la lieutenance.


Au commencement de l'année 1861 (1), M. Farini, malade, avait été remplacé dans le gouvernement de Sicile par le prince de Carignan, assisté de M. Constantin Nigra comme ministre responsable (12 janvier). A cette époque, la situation était médiocrement satisfaisante: si la tranquillité matérielle n'était pas troublée, des cris de «vive François II», retentissant de temps à autre dans la ville, y révélaient une certaine effervescence; il fallut même arrêter plusieurs généraux bourboniens soupçonnés de conspiration. Dans le nombre, le général Liguori avait spontanément adhéré à la révolution; les autres, Marra, Polizzi, Palmieri, Barbalonga, étaient récemment revenus de Gaëte, et chez le dernier on trouva 300,000 ducats. Il se commettait aussi quelques assassinats ou tentatives d'assassinat contre des sentinelles et des particuliers; mais les étrangers qui habitent le pays disaient hautement que ces crimes n'étaient pas plus nombreux que sous la domination des Bourbons.

Dans les provinces commençait déjà l'agitation qui devait conduire au brigandage. A San-Severo, en Capitanate, la plèbe ameutée avait massacré à coups de hache un jeune patriote qui cherchait à l'apaiser. Des colonnes mobiles avaient déjà eu quelques engagements, surtout dans les Abruzzes, où le comte de Trapani, établi à Frosinone, envoyait les soldats qu'on ne pouvait plus garder à Gaëte. Le point central des rassembleraens était à Civitella del Tronto,


(1) Voyez l'Annuaire pour 1860-61, pages 205 et 208.


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place forte qui s'élève sur un rocher inexpugnable, entre Ascoli et Teramo. Vers la fin du siècle dernier, le capitaine Walden y tint neuf mois, avec trente hommes, contre les Français. Au mois de janvier 1861, un certain Giovine occupait ce pays avec 200 carabiniers; François II se hâta de lui envoyer le brevet de général. De Gaëte à Terracine, on faisait un grand trafic d'armes; le général de Goyon, averti par le comité national de Rome, en saisit plusieurs caisses sur le canal qui rassemble les eaux écoulées des Marais-Pontins. On pensait toutefois que ces mouvements, qui semblaient des préludes de guerre civile, cesseraient comme par enchantement dès que Gaëte serait tombée aux mains des Italiens.

Ces difficultés naissantes n'avaient donc pas été pour le gouvernement de M. Farini un obstacle à une bonne administration; mais cet homme d'état, capable de donner l'impulsion politique dans un moment de crise, n'était point un administrateur, et il s'était senti découragé, comme il le disait lui-même, en voyant que tout était à faire. Les Napolitains virent partir M. Farini sans regret; mais la nomination de son successeur ou plutôt de ses successeurs ne paraissait pas de nature à les satisfaire davantage. S'il leur était agréable qu'un prince du sang vînt leur donner un semblant de cour et peut-être quelques fêtes, ils ne savaient trop quel fondement faire sur le jeune diplomate qui l'accompagnait comme ministre. L'accueil fait au prince et à M. Nigra fut donc assez réservé, on attendait leurs actes. Le conseil de lieutenance, ayant donné sa démission, fut inutilement prié de la reprendre, et M. Nigra dut en composer un nouveau. Conformément aux instructions peut-être peu réfléchies de M. de Cavour, il dut suivre les indications de M. Poerio, qui, ne voulant pour lui-même aucun emploi, paraissait propre à donner de bons avis. M. Poerio conseilla de s'adresser à M. Liborio Romano, qui, huit fois élu, semblait être le personnage le plus populaire des provinces napolitaines. On peut douter que le choix fût bon; mais ce qui l'excuse, c'est que, même à distance et après un an d'intervalle, on ne voit pas bien nettement de quelle manière on eut pu faire mieux. M. Liborio Romano reçut ou prit le dicastère de l'intérieur et de l'agriculture, et devint un véritable chef de cabinet, qui faisait de M. Nigra, ministre responsable, un rouage inutile dont on ne pouvait plus bien définir les attributions. Les autres conseillers de lieutenance furent: à la police, M. Spaventa, le seul resté en place de l'ancien conseil, nécessaire peut-être parce qu'il tenait les fils des conspirations bourboniennes, mais déjà très impopulaire pour avoir refusé à la garde nationale l'usage du bâton ferré et du pistolet de poche; — aux affaires ecclésiastiques, M. Mancini, qui déplaisait à cause de son long séjour à Turin:


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 — aux finances, M. La Terza, magistrat avant 1820, qu'on ne tira de la retraite, où il aurait dû finir ses jours, que parce que les deux financiers du pays, M. M. Manna et Ruggiero, refusèrent d'entrer dans le conseil; — à l'instruction publique, M. Imbriani, beau-frère de M. Poerio; — aux travaux publics, M. Oberty, d'origine française, administrateur inconnu; — à la justice, M. Avossa, avocat distingué de Salerne. Ce cabinet, car c'en était un, donna lieu aux Napolitains de se plaindre de ce que tous les emplois, toutes les faveurs étaient pour ce qu'ils appelaient la consorteria, c'est-à-dire la coterie des anciens exilés, ayant contracté à Turin des idées, des habitudes piémontaises, qu'ils voulaient imposer à Naples.

Quelques décrets réparateurs furent les premières marques d'activité que donna le gouvernement reconstitué: les militaires que les Bourbons avaient cassés furent rétablis dans leurs grades; ceux qui étaient en retraite conservèrent leurs pensions ou les recouvrèrent, ainsi que les veuves et les orphelins des soldats morts en disgrâce pour motifs politiques. M. Liborio Romano favorisa la création des gardes nationales dans les provinces. Il était et surtout voulait être, comme on dit, la cheville ouvrière; il provoquait des souscriptions pour donner du pain et de l'huile au peuple: si l'argent ne venait pas, le peuple oisif ne savait pas moins gré au ministre qui avait pris l'initiative de ces largesses. La bourgeoisie timorée le soutenait aussi, de même que la garde nationale, dont les officiers signaient une lettre pour marquer leur confiance en sa personne. Liborio-Fouché, comme l'appelaient ses ennemis, courtisait cette popularité, dont il comptait se servir pour remplacer ou du moins pour annuler complètement M. Nigra; il faisait du gouvernement une question de personnes, nommait une foule de créatures à des emplois fictifs, qui n'avaient de réel que les émoluments. Le prince de Carignan et M. de Cavour sentaient bien que le gouvernement allait mal entre les mains d'un homme si léger, si mobile; mais on manquait d'une occasion pour le réduire. Cette occasion fut donnée par la prise de Gaëte. Plus fort désormais, M. de Cavour fit rendre au roi un décret (là février) qui supprimait les pleins pouvoirs à Naples. Les ouvriers qui soutenaient don Liborio s'étant mutinés dans le port sous prétexte de demander une diminution de travail, on les soumit par la force. Don Liborio, piqué de ne plus voir chaque jour son nom au bas des journaux, publia, en les signant, les lois du nord sur la garde nationale; mais en même temps, par une singulière bizarrerie, il adressait au prince de Carignan un rapport dans lequel il lui disait qu'il était bon de publier ces lois et d'en suspendre l'exécution. Il aimait ces atermoiements: il avait renvoyé encore les élections municipales et provinciales,


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que son prédécesseur, M. d'Afflitto, avait fixées à huit mois. Dès ce moment, l'élément napolitain pur, représenté par M. Liborio Romano, commençait toutefois à s'effacer devant l'élément italien. Ce remuant et versatile personnage ne pouvait plus rester longtemps en place. Le 12 mars, il donna sa démission en adressant au prince de Carignan une lettre qui exagérait les difficultés du pouvoir, et ne pouvait que contribuer à en rendre l'exercice presque impossible; en même temps il faisait placarder, suivant un usage napolitain, de petits papiers au coin des rues, pour annoncer au peuple sa démission et accuser ses collègues. C'était couronner par une dernière indélicatesse une carrière bien courte sans doute, mais où l'on avait beaucoup de traits de ce genre à signaler.

La suppression des pleins pouvoirs avait donné à M. Mancini, conseiller pour les affaires ecclésiastiques, l'idée hardie de mettre en vigueur dans les provinces napolitaines, avant même qu'elle fût promulguée, la loi sur les couvents, qui avait soulevé tant d'orages dans le nord. Abolir le concordat de 1818, qui mettait les Deux-Siciles à la merci du clergé et de Rome, proclamer la liberté et l'égalité des cultes, supprimer les privilèges ecclésiastiques, établir l'appel comme d'abus, imposer aux prêtres comme aux autres fonctionnaires l'obligation de rendre leurs comptes et leur enlever l'administration des biens des évêchés et bénéfices vacants pour la donner, comme en Piémont, aux économes diocésains, supprimer, à l'extinction du dernier survivant, tous les couvents autres que ceux qui ont une utilité sociale, créer une caisse ecclésiastique pour acquitter les charges imposées par les fondateurs et payer des pensions aux religieux des maisons supprimées, sauf à répartir l'excédant entre les curés pauvres et l'instruction populaire, ne plus charger exclusivement les évoques de l'administration des œuvres pies, — c'étaient là sans doute d'excellentes mesures: mais on pouvait se demander s'il était fort à propos d'irriter le clergé dans un pays en révolution, où il était tout-puissant, et de créer ainsi de nouveaux embarras au gouvernement central, alors que, par la suppression des pleins pouvoirs, il allait s'occuper plus activement de l'administration des provinces napolitaines. Il est certain que M. de Cavour fut très mécontent des actes de M. Mancini, mais son mécontentement n'alla pas jusqu'à rapporter des mesures déjà prises, et qu'approuvait une partie de la population. On ne revint pas non plus sur l'adoption du code pénal sarde, qui devait être mis en vigueur le 1er juillet, quoique le code napolitain fût préférable et que ce changement eût froissé profondément les avocats des provinces méridionales. L'irritation était bien plus vive encore dans l'épiscopat:


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trente-quatre évoques abandonnèrent leur siège; on citait comme des exceptions le cardinal de Capoue, qui autorisait le Te Deum pour la prise de Gaëte, et l'évêque de Boiano, qui menaçait des peines les plus sévères, même de la privation de leurs traitements, ceux de ses curés qui feraient opposition aux autorités constituées.

Au reste, si le conseil de lieutenance à Naples commettait des fautes, le gouvernement central à Turin n'était pas plus impeccable. On lui reprochait surtout de nommer pour les provinces napolitaines des gouverneurs et des sous-gouverneurs qui ne faisaient qu'apparaître et disparaître. En deux mois, un gouverneur allait de Teramo à Potenza, puis à Bari, puis à Cosenza, et seulement alors on le destituait pour incapacité ou sous prétexte de dissidences politiques. Les mécontentements populaires n'allaient, à vrai dire, jamais jusqu'à détacher les Napolitains de la cause nationale: ils l'aimaient, ils lui étaient dévoués, sauf à la personnifier dans Garibaldi. Cialdini avait-il pris Gaëte, on criait dans les rues de Naples vive Garibaldi! Quand venait la fête de saint Joseph, dont le héros porte le nom, on s'emparait d'une châsse dans une église, on y plaçait une figurine en veste rouge et on la promenait triomphalement dans toute la ville, avec le concours de la garde nationale, et c'était encore l'unité italienne qu'on acclamait indirectement dans cette manifestation excentrique. Parmi les meneurs de ces manifestations, on rencontrait, il faut le dire, de faux patriotes, de faux garibaldiens, soldats bourboniens qui avaient reçu, en vertu de la capitulation de Gaëte, un mois de solde, un congé, et s'étaient rendus à Naples, où, faute d'argent, ils mendiaient et provoquaient des désordres, en attendant que la répression et la faim les jetassent dans les bois, au milieu des brigands. Toutefois 28,000 soldats napolitains avaient honorablement refusé le congé qui leur était offert et s'étaient empressés de prendre du service dans l'armée italienne. On les envoyait aussitôt dans le nord, car on n'aurait osé les mettre à une épreuve difficile en les faisant coopérer à la répression du brigandage.

Déjà depuis la fin de janvier on entendait parler d'un sergent, connu exclusivement sous son surnom de Chiavone, et qui se donnait pour général de sa majesté le roi des Deux-Siciles. Il exerçait le brigandage, ou, si l'on veut, il faisait la guerre de partisans sur la frontière pontificale, ce qui lui permettait de se mettre à l'abri dès qu'il était poursuivi. Le saint-siège commençait à tolérer, à favoriser même les enrôlements, et les couvents, notamment ceux de Tripulti, de Veroli, de Gasamora, donnaient asile aux bandits ou partisans, et réunissaient des armes, des munitions, des vêtements. Saccager les villages et fuir devant la troupe au lieu de la combattre,


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telle était la tactique invariable de ces hommes qui méritent bien dès lors le nom de brigands dont l'indignation publique les a flétris. S'il y eut quelques rencontres, à Tagliacozzo par exemple, ce fut lorsque les soldats italiens se trouvèrent en nombre si inférieur que leurs adversaires n'avaient rien à craindre. Ce qui favorisait le brigandage, c'est que le gouvernement de François II avait disséminé dans les provinces de l'artillerie, des armes, des munitions, des chevaux; or la marche de Garibaldi avait été si rapide qu'on n'avait pu sauver ce matériel et qu'il était resté à la merci de ceux qui voulaient s'en servir. Il faut ajouter que, jusqu'à la prise de Gaëte, des barques, se risquant le long de la côte, maintenaient les communications entre cette place et Rome; depuis, sur toute la frontière, des hommes passionnés, Mgr Montieri, un certain M. de Christen, organisaient les bandes et les dirigeaient sur Sora, sur Avezzano, etc. Le général Pinelli était, de ce côté-là, chargé de la répression, et l'on n'aurait pu trouver un officier plus énergique; mais il avait le tort de ne mettre aucune diplomatie dans ses proclamations: la vigueur exagérée qu'il y déployait et le langage révolutionnaire dont elles portaient l'empreinte le firent accuser de sévérités excessives dont il n'était coupable qu'en paroles, et le gouvernement italien dut le mettre en disponibilité.

Un succès qui s'était fait longtemps attendre rendit la répression moins difficile. Le commandant de la citadelle de Civitella del Tronto et la garnison régulière avaient fait leur soumission à Victor-Emmanuel; mais il était resté derrière les murs de la forteresse 300 hommes commandés par un dominicain qui, malgré une lettre de François II, envoyée là, comme à Messine, sur les instances de la France, avaient continué la résistance: le 20 mars, ils durent enfin se rendre à discrétion au général Mezzacapo.

Tandis que le brigandage se développait dans les provinces d'Avellino, de Chieti, de Cosenza, et même dans celles de Teramo, de Lecce, de la Capitanate, à Naples le langage des journaux de l'opposition avancée et de ceux de la réaction, tous parfaitement libres, portait l'inquiétude dans les esprits en présentant les ministres comme les vrais ennemis du pays, et, ainsi que disait une de ces feuilles, comme les vrais brigands. Le prince Murât venait même ajouter à la confusion en adressant le 27 mars à un de ses amis (le duc d'Ascoli) une lettre par laquelle, admettant tout ce qu'on disait de plus exagéré sur la situation du royaume de Naples, il posait sa candidature au trône par l'élection populaire; il promettait de gouverner avec un parlement, d'entrer dans une confédération italienne, et de ne pas se laisser entraîner «à des entreprises séduisantes, mais désastreuses.» Il entendait par là sans doute la guerre avec l'Autriche,


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et faisait ainsi des avances à l'aversion présumée des Napolitains pour toute lointaine expédition. A vrai dire cependant, le prince Murât n'attirait guère dans son parti que des bourboniens qui, cherchant à cacher leur jeu, espéraient sous ce drapeau mieux servir la cause de l'ancienne dynastie.

L'accusation que M. Liborio Romano avait portée, en se retirant du pouvoir, contre ses collègues du conseil de lieutenance avait déterminé ceux-ci à donner leur démission: le gouvernement profita de l'occasion pour réduire le nombre des conseillers, et, attendu qu'il n'y avait plus de pleins pouvoirs, pour leur donner un autre nom (1er avril). Ils ne furent plus désormais que quatre avec le titre de secrétaires-généraux. M. Spaventa resta chargé de l'intérieur et de la police, M. Mancini des affaires ecclésiastiques, auxquelles il joignit la justice; M. Imbriani garda l'instruction publique, l'agriculture et le commerce. Ils étaient les membres les plus influents de l'ancien conseil de lieutenance et les plus opposés à M. Liborio Romano. Aux finances et aux travaux publics, on appela M. Sacchi, Piémontais qui avait fait ses preuves de capacité dans l'île de Sardaigne, mais dont les partisans de l'autonomie administrative se défiaient à cause de son origine. On devait plus tard lui rendre justice. Moins heureux, M. Spaventa, en refusant de se servir, comme ses prédécesseurs, des camorristcs, association de malfaiteurs, d'exacteurs de bas étage, pour faire la police, les avait tous animés contre lui, et sa vigilance à poursuivre les conspirations ajoutait encore au nombre de ses ennemis. Il découvrait les dépôts d'armes, de poudre, d'habits militaires; il arrêtait les soldats débandés qui arrivaient par le chemin de fer pour prendre part à, un mouvement préparé; il mettait sous les verrous le prêtre Luciani, organisateur de ce complot, et le duc de Cajaniello, accusé de complicité. Il devinait sous l'uniforme de la garde nationale les ouvriers en grève, les malfaiteurs qui pillaient les charbons, dévalisaient les Anglais et s'efforçaient de brouiller le gouvernement et l'armée avec les soldats citoyens. Pour prévenir tout désordre, M. Spaventa invita ceux ci à ne revêtir l'uniforme que lorsqu'ils seraient de service. Ce simple avis fut le prétexte d'une manifestation menaçante; une trentaine de perturbateurs en uniforme et mêlés à des voleurs allèrent piller la maison de M. Spaventa, et l'eussent mis lui-même à mort, s'il n'eût trouvé moyen de s'échapper. Le secrétaire des finances, M. Sacchi, fut également menacé; mais cette manifestation fâcheuse donna occasion au prince de Carignan de faire acte de fermeté en maintenant à leur poste ces deux fonctionnaires malgré les demandes réitérées de la multitude.

Le prince ne pouvait abandonner plus dignement le pouvoir.


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Rebuté par une tâche ingrate, aimé pour ses bienfaits, mais néanmoins peu populaire, parce qu'il ne se montrait pas, parce qu'il avait des habitudes modestes, il profita de l'occasion d'un décret qui réduisait encore les pouvoirs du lieutenant du roi à Naples (5 mai) pour demander son remplacement. M. de Cavour ne pouvait le refuser; il fut charmé d'ailleurs de rendre M. Nigra à la diplomatie et d'essayer un nouveau lieutenant qui passait pour un administrateur énergique et habile, M. Ponza de San-Martino. En se retirant, M. Nigra adressa à son chef un long et intéressant rapport, où il exposait dans un grand détail l'administration du prince dont il avait été le ministre responsable, et surtout les difficultés qu'il avait rencontrées, et qui provenaient, pour la plupart, du déplorable état où les Bourbons avaient laissé le pays. C'est surtout le tableau sincère de l'état effroyable de l'ancien royaume de Naples qui donnait une réelle importance à ce rapport.

M. de San-Martino arrivait à Naples (20 mai) avec des instructions qu'on peut résumer ainsi: exécution entière du statut, rétablissement de la sécurité publique,. distribution impartiale des emplois, réorganisation de la garde nationale. Le général Cosenz était envoyé en même temps pour veiller aux détails de cette réorganisation. La proclamation de AI. de San-Martino, qui faisait appel à la conciliation, fut fort bien accueillie, et ses circulaires aux employés montrèrent du premier coup l'habile administrateur. A partir de ce moment et pendant un temps assez long, on entendit peu parler de lui; on présuma qu'il étudiait le pays et la situation. Il n'y a donc rien à dire sur Naples à cette époque: la mort de M. de Cavour y passa presque inaperçue, le peuple napolitain ne le connaissait pas; l'opposition seule ressentit une joie stupide, dans l'espoir que c'en était fait du système de ce grand homme d'état. M. Mancini abandonna son dicastère, parce qu'il était mécontent des prétentions du ministère de la justice à restreindre sa liberté d'action. Il donna une dernière marque de ses tendances en réduisant à trois les trente couvents de capucins existant dans les provinces de Naples et de la Terre de Labour. C'était de bonne guerre: à l'occasion de la fête nationale, le cardinal Riario Sforza, archevêque de Naples, venait de suspendre a divinis dix-sept prêtres, parmi lesquels figurait le député Palomba, pour avoir assisté à cette solennité.

Cependant M. de San Martino, dans son désir de conciliation, avait ouvert ses salons aux hommes de tous les partis, et tout le monde s'y était d'abord rendu; mais bientôt les libéraux, choqués d'y coudoyer les partisans les plus avérés des Bourbons, s'en étaient retirés, en sorte que le lieutenant de Victor-Emmanuel ne se trouvait plus entouré


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que des serviteurs et des amis de François II. C'était déjà un fâcheux résultat; c'en fut un plus fâcheux encore d'encourager par trop de tolérance les manifestations hostiles. M. de-San-Martino aurait voulu venir à bout du brigandage en cernant les brigands et en leur faisant déposer les armes sans combat; il ne réfléchissait pas à l'impossibilité d'un pareil système dans un pays montagneux et boisé, avec la proximité de la frontière romaine et la complicité du saint-siège. Pour agir, il attendait qu'on lui envoyât ce qu'il appelait des forces suffisantes, et il demandait un renfort de soixante bataillons. Le ministère, trouvant ce chiffre exorbitant, traînait en longueur, prenait l'avis des hommes de guerre, et répugnait visiblement à dégarnir l'Italie du nord d'un nombre aussi considérable de troupes. M. de San-Martino s'impatientait, menaçait de donner sa démission, mais en attendant il ne faisait rien, ou il se bornait à envoyer des secours aux populations menacées qui en demandaient. Il en était résulté à Naples comme dans les campagnes une aggravation terrible de la situation. A Naples, l'audace croissait jusqu'à voler à main armée dans les rues, dans les boutiques, jusqu'à favoriser l'évasion des forçats, des prisonniers, des soldats bourboniens internés. On répandait à profusion le portrait du général Bosco, futur libérateur de Naples; on enrôlait publiquement pour le pape et François II; dans les campagnes, les populations, à peu près abandonnées à elles-mêmes, commençaient à se lasser de repousser les pillards et les assassins, après l'avoir courageusement tenté. C'est l'époque par excellence du triomphe des brigands. Les propriétaires étaient rançonnés, les communications interceptées, les diligences arrêtées. Chiavone, s'intitulant capitaine-général de la Terre de Labour, avait son quartier-général à Sora. près de la frontière romaine; Cipriano délia Gala, un ancien détenu, le seul de ces chefs de bande chez qui l'on ait pu reconnaître quelque intelligence, opérait du côté de Caserte; on nommait encore le chevrier Donatello, galérien évadé, qui s'était fait un moment garibaldien, mais qui, n'ayant pu néanmoins obtenir sa grâce du gouvernement régulier établi après la dictature, s'était enfui dans les montagnes et cherchait à se venger de ce qu'il appelait l'ingratitude de l'Italie. Un gouvernement provisoire s'était établi à Montefalcione, d'où les brigands étaient partis pour commettre à Avellino d'horribles massacres. M. de San-Martino envoya des soldats, mais ils parurent en nombre si insuffisant que les habitants de cette ville cruellement éprouvée s'adressèrent directement à M. Ricasoli pour lui demander des secours efficaces.

Mis en demeure, le premier ministre n'hésita plus; il chargea le général Cialdini, qui soutenait qu'on pourrait réprimer le brigandage avec peu de troupes et beaucoup de vigueur,


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d'aller appliquer ce système. Le général Cialdini partit donc pour remplacer Durando, converti aux idées de M. de San-Martino. Ce dernier, en voyant arriver le nouveau-venu seulement avec 2, 000 hommes, comprit que les demandes adressées au ministère ne seraient point accueillies. Blessé de recevoir de M. Mingbetti des instructions précises qui lui liaient les mains, il donna sa démission. En vain, pour obtenir qu'il la retirât, on l'invita à considérer les instructions ministérielles comme non avenues; il persista d'autant plus qu'il voyait le général Cialdini se regarder comme indépendant du lieutenant du roi pour les opérations de la guerre, ainsi qu'il avait fait au siège de Gaëte durant la lieutenance du prince de Carignan. Convaincu que le cabinet avait commis une faute grave en n'adoptant pas le système de conciliation, M. de San-Martino voulut, dit-il, lui donner les moyens de réparer cette faute en concentrant tous les pouvoirs sur la tête du général Cialdini. Il expliqua toute cette affaire dans une lettre au sénateur Gallina, qui fut rendue publique, et il abandonna le pouvoir, emportant dans sa retraite les regrets de ceux qui voyaient dans une administration régulière le premier besoin du pays. Peut-être partait-il trop tôt; mais assurément on s'était trop pressé de l'envoyer.

Arrivé à Naples comme un simple particulier, sans vouloir aucune réception officielle, le général Cialdini comprit la situation tout autrement que M. de San-Martino. Il pensa que sa tâche était essentiellement politique et devait consister à rétablir la paix publique. Le général eut une intuition juste. C'avait été une décision hardie que d'envoyer dans un pays tout dévoué a Garibaldi l'homme qui s'était séparé de lui avec tant d'éclat; la réconciliation qui avait eu lieu ensuite pouvait passer pour n'être qu'apparente, et, en supposant que Garibaldi eût tout oublié, il pouvait n'en être pas ainsi parmi ses partisans. C'était une difficulté, Cialdini eut l'art de la tourner à son profit. Ayant jugé que les réactionnaires levaient trop la tète à Naples, qu'ils commençaient à y redevenir les maîtres, il crut que le premier besoin du pays était de rétablir l'accord entre les libéraux, et qu'il était peut-être l'homme le plus propre, après les gages qu'il avait donnés de son dévouement au roi et à la monarchie, à faire des avances aux ultra-libéraux. En conséquence, il les invita à se rendre auprès de lui, leur dit qu'étant d'accord sur les questions principales, puisqu'ils aimaient tous l'Italie et que le principe monarchique voulu par les uns était accepté par les autres, ils n'avaient qu'à s'entendre pour combattre et réduire l'ennemi commun. Ce langage fut compris: M. Nicotera, un des chefs les plus influents du parti de l'action, déclara qu'il fallait réprimer le brigandage et les tentatives des bourboniens, sous quelque chef que ce fût.


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Il y avait bien un certain inconvénient à s'appuyer à Naples sur les hommes qui combattaient le cabinet dans le parlement; mais Cialdini pensait qu'entre deux ennemis il fallait abattre le plus dangereux, le plus rapproché, sauf à se retourner plus tard contre l'autre, s'il devenait à son tour menaçant. Ayant étroitement limité sa tâche, il s'empressa de l'accomplir et agit en toutes choses avec cette impétuosité militaire qui devait réussir, mais aussi produire quelquefois dans l'administration civile un singulier effet.

Avant de donner son attention tout entière aux campagnes, il voulut être maître à Naples: il l'était déjà par la force des armes, surtout par son alliance avec les libéraux avancés; il le fut bientôt complètement par sa décision et sa fermeté. Pour se débarrasser des solliciteurs, qui avaient été un des fléaux des lieutenances précédentes, il imagina d'annoncer dans la gazette officielle que, comme il y avait 198 employés de trop, il publierait désormais le nom de quiconque demanderait un emploi et celui des personnes qui recommanderaient les postulants (24 juillet). Et pour n'avoir pas l'air de faire une menace vaine, il donnait dès ce jour même une première liste de vingt-trois noms. Il n'eut pas besoin d'en publier une seconde, les quêteurs de place se tinrent pour avertis, et l'on ne vit plus dès ce moment que des demandeurs de pensions, dont il était plus facile de se débarrasser. L'expulsion du cardinal archevêque de Naples, qu'il fallut protéger contre les sifflets des Napolitains, l'arrestation de plusieurs princes bourboniens à Portici, foyer de réaction, le commandement militaire donné à M. Nicotera, la formation de plusieurs corps de volontaires, toutes ces mesures ramenèrent au nouveau lieutenant l'opinion publique. Pour la première fois depuis la révolution, le gouvernement se vit respecté dans les provinces napolitaines. Ce ne fut pas un des moindres succès de Cialdini d'avoir par son seul ascendant désarmé la camorra; elle se donna à lui, elle livra du moins un des siens, qui avait assassiné le commissaire de police Mêle. Les enrôlements faits par M. Nicotera ayant porté ombrage au cabinet de Turin, qui redoutait ce noyau d'une armée républicaine, le général Cialdini n'eut qu'à demander la cessation de ces enrôlements, l'annulation de ceux qui avaient été déjà faits, pour être aussitôt obéi. Il était du reste jaloux de son autorité. Le député Cantelli, de Parme, qu'il avait amené avec lui comme administrateur civil, s'étant cru le droit d'agir, dans le cercle de ses attributions, avec une certaine indépendance, dut donner sa démission, et fut remplacé par M. Visone, administrateur éprouvé des provinces du nord. Naples fut donc facilement pacifiée.

Sûr des Napolitains, qui voyaient en lui leur homme, comme en Garibaldi leur dieu, Cialdini tourna tous ses efforts


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vers la répression du brigandage. Persuadé que le peu de troupes dont il pouvait disposer suffirait à l'accomplissement de cette mission, il agit avec une rare vigueur. Il comprima d'abord la réaction d'Avellino, qui paraissait la plus menaçante; il envoya ses troupes jusqu'à Foggia, rétablit les communications jusqu'aux rivages de l'Adriatique et isola les brigands du midi, ce qui permit de les réduire aisément dans les Calabres, où ils durent se réfugier sur les hauteurs de la Sila, en attendant qu'ils fussent forcés, par le froid et la faim, de déposer les armes. Jusque-là, les brigands avaient tiré sur les convois des chemins de fer au nord et au sud, les pentes du Vésuve en étaient, infestées: dès lors les rares voyageurs qu'il y avait dans ce pays purent aller en toute sécurité à Caserte, à Pompei, à Castellamare, à Sorrente, et faire l'ascension du volcan. Ces brillants résultats, auxquels ne contribuèrent pas médiocrement les gardes nationales, enhardies par la résolution du général, avaient été obtenus avec trop de rapidité pour ne pas provoquer des accusations de violence et d'excessive rigueur. On parla de boucheries, au point que le général Fleury, qui était alors à Turin, fut chargé par le gouvernement français de demander des explications au cabinet italien. M. Ricasoli répondit en disculpant Cialdini et ses lieutenants. Il est certain en effet que le général accordait la vie sauve à quiconque déposait les armes, et que ceux-là seuls étaient fusilles qui étaient pris les armes à la main., Deux choses cependant contribuèrent à accréditer les calomnies. Il faut signaler d'abord les proclamations intempérantes du général Pinelli, à qui on avait de nouveau confié un commandement, et celles du colonel Galateri. On dut interdire formellement à ces deux officiers de prendre la plume, puisqu'ils ne le pouvaient faire sans se montrer féroces en paroles, quand ils ne l'étaient pas dans la réalité. Un autre fait qui donne quelque apparence de justesse aux accusations portées contre Cialdini fut l'incendie du village de Pontelandolfo, dont parlèrent tous les journaux de la réaction en Europe, sans ajouter, bien entendu, que cet acte de rigueur avait été rendu nécessaire par la cruauté des habitons, qui avaient traîtreusement massacré trente-sept soldats italiens. Pour en finir avec le brigandage, le général Cialdini aurait voulu qu'il lui fût permis de poursuivre jusque sur le territoire romain ses insaisissables adversaires. M. Ricasoli ayant formellement refusé l'autorisation demandée, en alléguant son désir de ménager la France, les engagements partiels et insignifiants qui eurent lieu avec les postes romains à Epitaffio, à San-Lorenzo-delle-Grotte, à Bolsena et ailleurs, furent l'effet du hasard, ou n'eurent d'autre cause qu'une frontière mal définie. A vrai dire, le général Cialdini demandait d'autres pouvoirs comme moyen d'intimidation,


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par exemple le droit de traduire devant les conseils de guerre quiconque était de connivence avec les insurgés, il aurait voulu rendre les communes responsables des dégâts commis sur leur territoire: mais sur ce point encore il éprouvait un refus, tant était grande l'horreur du président du conseil pour tout ce qui ressemblait à l'état de siège. L'irritation du général fut grande contre le ministère; on n'était pas moins irrité contre lui à Turin, et l'on put des lors prévoir que la lieutenance serait bientôt supprimée, d'abord parce que cette suppression était dans les idées de M. Ricasoli, ensuite parce qu'on serait bien aise de s'affranchir d'un auxiliaire incommode, peu parlementaire, et qui donnait à son administration des allures par trop excentriques. Ces allures cependant plaisaient à Naples, non moins que le panache du lieutenant. Les Napolitains se montrèrent donc très opposés à la. suppression de la lieutenance. Ils donnaient aussi d'autres raisons de leur désir de conserver Cialdini: les nombreux procès politiques qui restaient à instruire et à juger, la guerre aux brigands à terminer, la recherche des comité? bourboniens, la levée de 36, 000 hommes restée jusqu'à ce moment à l'état de décret, toutes raisons d'une valeur médiocre, comme on a pu le voir par la suite. La plus sérieuse, c'était la répression du brigandage; or cette tâche militaire était à peu près accomplie. A cette période allait succéder celle des expéditions légitimistes.

Sans parler de diverses tentatives de débarquement étouffées au début, arrivons tout de suite à l'expédition de Borges. C'est le 14 septembre que débarqua, aux environs de Reggio, l'officier carliste Borges avec 22 Espagnols, ses compatriotes. Dans les Calabres pacifiées et dévouées à la cause de l'Italie, l'exaspération publique était si vive contre les fauteurs de désordres qu'il ne fut pas sur pendant quelque temps, même pour des étrangers inoffensifs, de débarquer sur ces côtes. Borges aurait été bientôt exterminé avec ses hommes, s'il ne s'était prudemment enfoncé dans les terres en se dirigeant vers Precacuore. Mal reçus dans ces montagnes, les Espagnols n'eurent d'autre ressource que de rejoindre les bandes du brigand Mittica. Borges avait pourtant fait preuve d'une certaine habileté: il avait enjoint aux syndics de donner ordre aux anciens soldats de le venir rejoindre, et il avait écrit au général italien qui commandait dans ces contrées pour conclure avec lui un accord, afin de faire la guerre selon les lois de l'humanité. Si l'on eût accédé à ses propositions, on l'eût par là reconnu comme belligérant, ce que le gouvernement italien ne pouvait admettre. Les Espagnols, bientôt attaqués, subirent des pertes sensibles; ceux qui furent pris et fusillés avouèrent qu'ils avaient été cruellement trompés sur les forces


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de la prétendue insurrection dans les Calabres. L'insuccès de cette tentative fut si complet que pendant longtemps on n'entendit plus parler de ces aventuriers. Mittica et sa bande ayant été détruits, on en était réduit à se demander si Borges s'était rembarqué, ou même s'il avait jamais existé. On sut bientôt à quoi s'en tenir. Borges avait traversé hardiment une partie du royaume et s'était joint au brigand Crocco Donatello, car il n'avait plus d'autres ressources. Battu conjointement avec ce malfaiteur et ayant appris à ses dépens tout ce qu'il y avait de mensonge dans les affirmations des agents de François Il au sujet des chances d'une guerre de partisans dans l'ancien royaume de Naples, il s'était mis en route pour rejoindre, à travers mille dangers, la frontière pontificale, afin d'aller dire au prince dont il avait voulu servir les intérêts à quel point on le trompait. Surpris à quelques lieues de la frontière dans une ferme, il y fut attaqué, pris et fusillé, victime honorable, après tout, d'une cause qu'il avait courageusement servie et des lâches excitations d'hommes qui, n'osant s'exposer eux-mêmes, poussent à une mort certaine des gens de cœur.

Pour tout dire en une fois sur ce triste épisode, nous avons dépassé l'époque où nous étions parvenus, et il nous faut revenir sur les derniers jours de la lieutenance. Ils furent brillants, grâce aux fêtes que le hasard des anniversaires accumulait dans cette courte période. Le 7 septembre, on fêta l'entrée de Garibaldi à Naples avec tant d'entrain qu'un journal de Naples put dire que les Napolitains avaient fait ce jour-là un second plébiscite, c'est-à-dire voté une seconde fois l'unité de l'Italie. Depuis quinze jours, ces fêtes se prolongeaient dans les provinces, de Naples à Reggio, car chaque ville célébrait l'entrée de Garibaldi dans ses murs, et partout l'enthousiasme avait éclaté sans le plus léger désordre. Presque partout aussi le nom de Cialdini retentissait dans ces manifestations populaires, comme à la procession de Piedigrotta et à la célébration du premier anniversaire du plébiscite, où les honneurs furent surtout pour le général, dont on savait le départ prochain.

Sentant sa mission à peu près remplie et voyant ses relations avec le ministère devenir de plus en plus difficiles, Cialdini était tout disposé à abandonner la lieutenance; mais il aurait voulu que la suppression s'en fît graduellement. L'impatience de M. Ricasoli brusqua les choses. Le président du conseil ne pouvait supporter qu'un subordonné prétendît ne relever que du roi, malgré la suppression des pleins pouvoirs, et gouverner dans une entière indépendance. Aux attaques dont il était l'objet dans un journal de Naples inspiré, disait-on, par le ministère, Cialdini fit répondre, dans le journal le Paese, qu'il avait conseillé au roi, dès le mois d'août, la suppression de la lieutenance,


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et surtout le remplacement d'un lieutenant militaire par un fonctionnaire civil, pour répondre aux vœux des populations, «qui ont horreur du régime du sabre,» mais qu'il aurait fallu des mesures intermédiaires qui n'avaient pas été prises. Après avoir donné ces explications au public, Cialdini prépara sa retraite. Il quitta l'hôtel de la Foresteria; il publia une proclamation habile, où perçait sa mésintelligence avec les ministres, puisqu'il parlait «des sympathies nationales que nul gouvernement ne peut ni donner ni enlever.» Enfin, au moment de partir, il rendit ses comptes, justifia de l'emploi des 137, 256 ducats qu'il avait reçus du milieu de juillet à la fin d'octobre, établit qu'il en avait dépensé seulement 8, 678 pour les dépenses de sa maison et ses frais de représentation. Il lui restait environ 450, 000 francs, qu'il aurait pu garder sans que personne les lui réclamât; il les abandonna à la ville de Naples pour diverses œuvres d'utilité publique. Comment s'étonner que l'affection publique l'ait accompagné jusqu'à la dernière heure de son séjour dans la ville qu'il avait si heureusement et si habilement administrée, quoiqu'il manquât, de son aveu même, des qualités de l'administrateur? La meilleure preuve du succès qu'il avait obtenu est dans la suppression même de la lieutenance, qui se fit sans aucune difficulté, ce que peu auparavant personne n'aurait osé espérer.

La fin de l'année 1861 nous montre bien encore le brigandage essayant de prolonger sa résistance dans les montagnes des provinces napolitaines; mais ces efforts impuissants ne changent rien au caractère d'une situation généralement calme. Le général de La Marmora, ancien ministre de la guerre, ancien président du conseil, donna un louable exemple d'abnégation; il quitta son grand commandement de Milan, où il était à l'avant-garde contre les Autrichiens, pour devenir le premier préfet de Naples. Il arriva dans cette ville (31 octobre) eu compagnie de M. Miglietti, ministre de la justice. Le garde des sceaux venait s'occuper de la réforme judiciaire; il fit un voyage à peu près inutile, car, sur le conseil de personnes considérables, il n'osa signer les destitutions de magistrats qu'avait demandées M. Pironti, chargé du dicastère de la justice. Quant au général de La Marmora, il n'eut qu'à surveiller de haut l'administration d'un peuple qui ne demandait qu'à se laisser conduire. Toutes les difficultés semblaient aplanies. La diplomatie accusait les sociétés ouvrières de mazzinisme: elles promenèrent triomphalement dans les rues de Naples le buste du roi; la levée inspirait de sérieuses inquiétudes: non-seulement elle se fit sans troubles, mais les réfractaires furent très rares, et presque partout les conscrits montrèrent de l'enthousiasme. Quant au brigandage, le général della Chiesa. parti de Salerne pour Avigliano,


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fit une expédition qui devait aboutir à la pacification des montagnes. Il y aura peut être longtemps encore des bandits dans les provinces napolitaines; avec la publicité introduite dans l'état de Naples, ou saura leurs moindres exploits, que la dynastie déchue dissimulait soigneusement. Il se peut môme que, sur les excitations de François II ou des hommes qui l'entourent, quelques aventuriers essaient de rallumer dans les montagnes l'incendie que leurs devanciers n'ont pu entretenir; mais on peut prédire un insuccès complet à ces nouvelles tentatives, puisque les premières n'ont pu réussir, même au lendemain d'une révolution.

Les jours de paix ayant commencé plus tôt pour la Sicile que pour Naples, nous avons peu de faits à raconter sur la situation de l'île, quoiqu'il convienne d'en dire quelque chose à part, puisqu'elle avait, comme les provinces napolitaines, un lieutenant du roi à sa tète.

Au commencement de l'année, cette haute charge était exercée par M. de Montezemolo, homme honorable, qui avait bien administré dans le nord, mais d'une activité insuffisante pour tout ce qu'il y avait à faire en Sicile. M. de Cavour, qui semblait perdre, quand il s'agissait des provinces méridionales, le talent qu'il montrait dans la politique extérieure et dans ses rapports avec les chambres, avait eu le tort d'imposer à M. de Montezemolo, comme conseillers de lieutenance, deux Siciliens que leur opposition à Garibaldi avait rendus fort impopulaires dans un pays qui chérissait son libérateur, MM. La Farina et Cordova. Tous les deux, irrités d'un passé encore récent, avaient des représailles à exercer. M. La Farina, qui avait trouvé si mauvais que Garibaldi l'expulsât de l'île, voulait expulser à son tour ses principaux adversaires, entre autres M. Crispi et M. Ferra, conseiller à la cour suprême; mais la population, qui avait très volontiers souiïert le départ de M. La Farina, ne devait pas cette fois se montrer si accommodante. Sans parler des manifestations de la place publique, la garde nationale, à qui la personne de M. Ferra avait été confiée, refusa de rendre ce fonctionnaire, par la raison qu'on n'avait pas le droit de l'arrêter. Il fallut renoncer à réduire par la force le bataillon récalcitrant, car le général Brignone déclara qu'en cas de collision il ne répondait de rien. MM. Cordova et La Farina durent comprendre, à ce langage, qu'ils n'avaient plus qu'à donner leur démission, et cette résolution, portée à la connaissance du public, suffit pour couper court à tous les projets de manifestation qu'agitait déjà la garde nationale et pour ramener la tranquillité.

M. de Torrearsa fut chargé, à la suite de ces événements, de former un nouveau conseil de lieutenance. Il y appela auprès de lui le professeur Emerico Amari à l'intérieur, l'avocat Orlando à la justice,


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le prince de Santelia aux travaux publics, M. Turrisi au commerce, et il se réserva pour lui-même la direction des finances. Cette administration ne devait pas faire parler d'elle; c'était beaucoup après les jours de troubles qui venaient de s'écouler, et c'est ce qu'on a de mieux à en dire. Elle ne devait pas d'ailleurs avoir une longue durée. Le désir de représenter leur pays au parlement détermina ses principaux membres, lorsque le moment des élections fut venu, à donner leur démission pour devenir éligibles. C'est ainsi que MM. de Torrearsa, Turrisi, Emerico Amari, abandonnèrent le pouvoir. M. Michel Amari, frère de ce dernier, et qu'il ne faut pas confondre avec le savant professeur qui siège au sénat italien, fut chargé de reconstituer le conseil, tâche désormais peu importante et fort obscure.

A cette époque, c'est-à-dire en février et mars, les populations de la Sicile étaient surtout attentives à la résistance de la citadelle de Messine, résistance honorable tant que Gaëte avait tenu, mais folle et inutile depuis la prise de cette place. En effet, le général Cialdini, chargé d'enlever aux bourboniens ce dernier rempart, pouvait attaquer la citadelle sans toucher à la ville, tandis que le vieux général Pergola ne pouvait se défendre sans faire un mal immense à Messine. Aussi les consuls, prenant en considération le grand nombre d'étrangers qu'il y avait dans cette place de commerce, firent-ils entendre d'énergiques représentations qui n'eurent pas le pouvoir de rassurer les intéressés, tant on connaissait l'entêtement sénile du général Pergola; les navires évacuèrent le port et les habitants quittèrent la ville, emportant avec eux tout ce qu'ils purent. C'est alors que le général Cialdini crut devoir tenir un langage énergique et écrire à son adversaire qu'il ne pouvait plus être considéré que comme un rebelle, puisque Victor-Emmanuel avait été proclamé roi d'Italie par le parlement, et qu'en conséquence il n'y avait plus lieu de parler de capitulation, mais de soumission (28 février). Le général Pergola écrivit à son tour pour promettre de respecter la ville, puis bientôt, reconnaissant que cet engagement rendait sa défense impossible, il consentit, non sans avoir ouvert pendant quelques jours le feu contre les assiégeants, à reconnaître son impuissance et à se rendre à discrétion. On s'est demandé si, pour résister aussi longtemps, il avait reçu des ordres de François II, et rien n'est plus vraisemblable; ce qui est certain tout au moins, c'est que le 10 mars seulement, sur les instances de M. de Gramont, notre ambassadeur à Rome, et sur la promesse que les garnisons de Messine et de Civitella del Tronto obtiendraient les mêmes conditions que celle de Gaëte, François II consentit à écrire aux commandants de ces deux places pour les inviter à cesser toute résistance; mais cet ordre n'arriva


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 à Messine que deux ou trois heures après la soumission du général Pergola.

Au mois d'avril, M. de Montezemolo, lieutenant du roi, qui venait de perdre sa fille, saisit cette occasion pour déposer un fardeau qui lui pesait. Il fut remplacé par le général délia Rovere, que le ministère avait choisi pour ses qualités d'administrateur, mais qui inspira au début quelques défiances aux Siciliens, portés à croire qu'on voulait les soumettre au régime militaire. Ces craintes n'avaient aucun fondement, et le général délia Rovere parut même réussir mieux que ses prédécesseurs auprès de ses administrés. Sans être inquiétante, la situation en Sicile aurait pu être meilleure. S'il n'y avait point de réaction bourbonienne, ni môme de tendances aussi résolues qu'on l'a souvent dit vers l'autonomie, la loi avait peu d'empire sur les âmes; les haines de parti, les rivalités municipales, occupaient beaucoup trop les esprits, peu faits encore à la vie politique, si nouvelle pour eux. Cependant la levée s'opéra moins mal qu'il n'était permis de l'attendre, car la Sicile avait été toujours exemptée de la conscription par les Bourbons. La véritable infraction des paysans fut de ne pas se rendre au tirage, quand ils furent assurés qu'on le pouvait sans payer l'amende; cependant ils rejoignirent le drapeau sans avoir besoin d'y être forces par les carabiniers. Sur ces entrefaites, le général délia Rovere, nommé ministre de la guerre, partait pour Turin (septembre), il était remplacé par le général Pettinengo, qui fut aussi froidement reçu, et comme militaire, et parce que ces changements continuels ajournaient sans cesse les réformes demandées par les Siciliens. Toutefois son administration a été assez prudente et n'a donné lieu à aucune plainte. Les Siciliens paraissant plus attachés que les Napolitains à ce système de demi-autonomie que leur faisait la lieutenance, M. Ricasoli ne crut pas devoir la supprimer en même temps que dans les provinces de terre ferme; mais, en annonçant à l'avance son dessein de le faire avant peu, il y prépara les esprits, et cette grande mesure, acheminement nécessaire vers l'unité italienne, put être accomplie sans inconvénients dans les premiers mois de l'année 1862.


III. — LE ROYAUME D'ITALIE A LA FIN DE 1861.


Situation critique du ministère. — Activité de M. Ricasoli. — État de l'armée. — Réunion des chambres. — Projet do négociations avec Rome. — Débats parlementaires. — Incertitudes de la majorité. — Discussion des articles sur Rome ou capitolato (2 décembre). — État de la marine. — Plan financier de M. Bastogi.


Malgré le maintien provisoire du régime de la lieutenance en Sicile, dès le mois d'octobre 1861 il n'est plus nécessaire et peut-être même n'est-il plus possible de diviser le récit suivant les provinces. Si l'on excepte Rome et le patrimoine de Saint-Pierre, dont nous aurons à parler plus bas, il n'y a plus qu'une histoire pour le royaume d'Italie.

A cette époque, le ministère italien semblait fort ébranlé. Depuis un mois et demi, M. Minghetti avait quitté le cabinet, et M. Ricasoli restait encore chargé des deux plus importans portefeuilles; la police était mal faite; on ne parlait pas sans inquiétude de Bologne, infestée par des malfaiteurs qui trouvaient des complices jusque dans les agens subalternes de l'autorité. On reprochait à M. Miglietti de ne communiquer aucune vigueur à la magistrature, à M. De Sanctis de rester inerte dans un département qui demandait une activité sans relâche, ou de donner des chaires aux hommes les plus avancés, tels que le philosophe Moleschott et le poète Herwegh, deux réfugiés allemands, à Naples, et le député napolitain Zupettaà Pavie. Quoique le général délia Rovere se rapprochât des garibaldiens plus que n'avait fait le général Fanti, quoiqu'il eût remis en vigueur le décret d'amnistie du 10 octobre 1860, en faveur de tous les officiers et sous-officiers qui avaient déserté les drapeaux pour se joindre à Garibaldi, décret si lestement enterré par M. Farini, l'éternel antagonisme de l'armée méridionale et de l'armée régulière nuisait à la popularité du ministre de la guerre. L'Italie avait beau affecter l'indépendance vis-à-vis du gouvernement français, si l'attitude de M. Ricasoli flattait ce penchant, le manque absolu de sympathie de l'empereur Napoléon III, et même, disait-on, du roi Victor-Emmanuel pour ce ministre, ne pouvait être pour le cabinet une cause de force. On voyait le président du conseil demander à la France de se faire auprès du saint-siège l'intermédiaire de nouvelles propositions qui reçurent le nom de capitolato, et la France s'y refuser parce qu'elle les regardait comme inadmissibles; on le voyait encore se plaindre inutilement de la tolérance, sinon des encouragemens, accordée au brigandage, dont la durée épuisait l'armée sans l'instruire et sans l'aguerrir; on sentait enfin qu'après avoir très nettement indiqué son but, il était impuissant à l'atteindre.


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Aussi, M. Rattazzi ayant fait un voyage à Paris, on crut généralement qu'il y était venu s'entendre avec le gouvernement français sur les moyens d'exercer le pouvoir dans des conditions favorables à la cause italienne.

Toutes ces causes de faiblesse ne troublaient pas, du moins en apparence, M. Ricasoli. Dans le moment où on le croyait le plus ébranlé, il s'installait bravement au ministère des affaires étrangères, qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait encore habité; il réorganisait le ministère de l'intérieur en remplaçant le secrétaire général, fonctionnaire politique et transitoire, par quatre directeurs qui auraient conservé les traditions administratives; il réorganisait l'armée méridionale en quatre divisions, sous les ordres des généraux Tiïrr, Cosenz, Medici, Bixio, avec le général Sirtori pour chef supérieur apparent, mais destiné à devenir simple chef d'état-major lorsque le moment serait venu où Garibaldi pourrait reparaître à la tête de ses compagnons d'armes (1). En même temps qu'il supprimait la lieutenance à Naples, M. Ricasoli, poursuivant son œuvre, remplaçait dans les autres provinces les gouverneurs par des préfets; seulement au lieu de nommer à ces fonctions de simples administrateurs, il y maintenait provisoirement, tant que durerait la crise, des hommes politiques. Le retour du général Cialdini à Bologne et la nomination d'un préfet habile, qui avait fait ses preuves en Savoie et à Gênes, comme intendant général, M. Magenta, suffirent pour rétablir la sécurité dans la capitale des Romagnes. Cette activité, cette confiance raffermirent momentanément M. Ricasoli au pouvoir; la fierté italienne était d'ailleurs blessée qu'on eût pu dire que M. Rattazzi était allé prendre le mot d'ordre aux Tuileries. L'attitude de cet homme d'état, qui plus qu'aucun autre pouvait passer pour représenter l'Italie, puisqu'il était président de la chambre, parut manquer de netteté et de dignité. Ce malencontreux voyage rendit aussi tout rapprochement impossible entre MM. Ricasoli et Rattazzi, et l'on pouvait déjà prévoir qu'il serait pour ce dernier, quand il reviendrait aux affaires, la cause de vives accusations et de graves embarras.

Dans ces conditions, M. Ricasoli, ne pouvant trouver un collègue pour le ministère de l'intérieur, se décida bravement à paraître devant les chambres sans avoir complété son cabinet. Il venait du reste de donner une nouvelle preuve de sens et d'énergie. Voyant qu'il était impossible pour le moment, à cause de l'opposition de la France, d'aller à Rome, quelques Hongrois, M. Kossuth entre autres,


(1)A la suite d'une querelle insignifiante avec le ministre de la guerre, le général Tûrr donna sa démission et fut remplacé dans sou commandement par le général Sacchi; mais le roi le nomma aussitôt son aide-de-camp.


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avaient voulu persuader aux Italiens de s'attaquer immédiatement à la Vénétie et de profiter, pour prendre le quadrilatère, du concours que les Magyares pouvaient encore leur apporter. Les amis de M. Rattazzi se rallièrent à l'idée proposée par M. Kossuth; mais le bon sens de M. Ricasoli ne s'y laissa point prendre. Si la question de Rome, devant être résolue par les influences morales et de concert avec la France, pouvait être traitée sans retard, la Vénétie ne pouvait être conquise que par la force. Or un simple aperçu sur l'état de l'armée suffisait à montrer qu'on n'était point en état d'affronter une épreuve si redoutable. Au lieu de 327,000 hommes dont devait se composer l'armée italienne selon les projets du général Fanti, elle ne se composait en réalité que de 272,000, chiffre manifestement insuffisant pour ouvrir la guerre contre l'Autriche, surtout si l'on considère que sur ce chiffre il fallait compter un grand nombre de soldats qui, venant des nouvelles provinces, n'étaient ni exercés ni aguerris.

La session, n'ayant été que prorogée, fut reprise sans discours de la couronne. Le 20 novembre, M. Ricasoli déposa sur le bureau des documents d'une certaine importance: une lettre au pape, un projet d'articles pour l'accord de l'Italie avec Rome, et une lettre au ministre d'Italie à Paris, où, insistant sur la nécessité d'avoir Rome pour capitale, il l'invitait à prier le gouvernement français de servir d'intermédiaire pour cette négociation, à cause de la rupture déjà ancienne des relations diplomatiques entre le saint-siège et Je royaume d'Italie (1). Cette affaire, qui remonte au mois d'août 1861, est celle dont il a été parlé plus haut, et pour laquelle le cabinet des Tuileries avait refusé sa médiation. M. Ricasoli dit à cette occasion que si ce n'était pas le roi personnellement qui avait écrit au sainl-père, mais le président du conseil, c'est que Victor-Emmanuel avait écrit déjà deux fois sans recevoir de réponse, ou n'obtenant que des paroles offensantes pour la dignité royale. Le ministre ajouta: «Nous irons à Rome, mais par une voie sûre et sans que l'Europe ait lieu de nous désapprouver en rien ou de s'effrayer de notre marche (2).»


(1) V'oy n \'Appendice.

(2) Quoique le capitolato n'ait eu aucun résultat, il est bon de le faire connaître, pour qu'on sache quelles conditions le gouvernement de Victor-Emmanuel croyait pouvoir faire et quelles conditions paraissaient inacceptables au gouvernement de Napoléon III:

«Art. 1. Le souverain pontife conserve la dignité, l'inviolabilité et toutes les autres prérogatives de la souveraineté, et en outre les prééminences établies par les coutumes à l'égard du roi et des autres souverains. Les cardinaux de la sainte église conserveront le titre de prince et les honneurs qui y sont attachés.

Art. 2. Le gouvernement de sa majesté le roi d'Italie prend l'engagemennt de ne mettre aucun obstacle en aucune occasion aux actes exercés par le souverain pontife, en


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Les premières séances se passèrent en incidents de médiocre importance, comme par exemple le scandale causé par le député napolitain Proto de Maddaloni, qui, après s'être fait élire comme unitaire, venait proposer à la chambre de rétablir l'autonomie dans le royaume de Naples, et qui fut obligé, devant l'indignation de ses collègues, de donner sa démission sans avoir même pu développer sa proposition, ou bien encore les interpellations projetées du député Zupetta, qui amenèrent M. Ricasoli à dire qu'il avait fait pour l'armement de la nation tout ce qui était possible, qu'on aurait facilement 500,000 fusils, mais que pour avoir 500,000 hommes il fallait plusieurs levées successives, et par conséquent du temps. La chambre à une grande majorité vota le projet de loi qui soumettait les provinces napolitaines, après toutes les autres, au décime de guerre. La crainte d'une recrudescence du brigandage rendit les députés napolitains plus accommodants qu'on ne pouvait l'attendre. L'ancienne majorité de M. de Cavour prenait au contraire une attitude de moins en moins favorable au ministère. Les membres de cette majorité avaient des réunions particulières sous la présidence de M. Lanza, et ces réunions étaient le symptôme précurseur d'une regrettable scission. On ne voit point que les anciens amis de M. de


vertu du droit divin comme chef de l'église, et en vertu du droit canonique comme patriarche d'Occident et primat d'Italie.

«Art. 3. Le môme gouvernement reconnaît au souverain pontife le droit d'envoyer des nonces à l'étranger, et s'engage à les protéger tant qu'ils seront sur le territoire de l'état.

«Art. 4. Le souverain pontife aura pleine liberté de communiquer avec tous les évoques et les fidèles, et réciproquement, sans ingérence de la part du gouvernement. Il pourra également convoquer dans les lieux et dans les formes qu'il jugera convenables les conciles et les synodes ecclésiastiques.

«Art. 5. Les évoques dans leurs diocèses et les curés dans leurs paroisses seront indépendants de toute ingérence gouvernementale dans l'exercice de leur ministère.

«Art. 6. Ils demeurent néanmoins soumis au droit commun dans le cas de délits punis par les lois du royaume.

«Art. 7. Sa majesté renonce à tout droit de patronage sur les bénéfices ecclésiastiques.

«Art. 8. Le gouvernement italien renonce à toute ingérence dans la nomination des évêques.

«Art. 9. Le même gouvernement s'oblige à fournir au saint-siège une dotation file et insaisissable, dont la somme sera réglée d'un commun accord.

«Art. 10. Le gouvernement de sa majesté le roi d'Italie, afin que  toutes les puissances et tous les peuples catholiques puissent concourir à l'entretien du saint-siège, ouvrira avec ces puissances les négociations opportunes pour déterminer la quote-part de chacune d'elles dans la dotation dont il est parlé à l'article précédent.

«Art. H. Les négociation» auront aussi pour objet d'obtenir les garanties de ce qui est établi dans les articles précédons.

«Art. 12. D'après ces conditions, le souverain pontife et le gouvernement de sa majesté le roi d'Italie en viendront & un accord par le moyen de commissaires désignés à cet effet.»


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Cavour aient accusé cependant le cabinet de rester en arrière, ils lui reprochaient seulement de manquer de consistance et de fermeté. Un incident assez curieux mit à nu ces dispositions. Le général Cialdini, député et membre jusqu'à ce jour de la majorité, n'avait point été convoqué à ces réunions; il s'y rendit toutefois, et se plaignit même de n'avoir pas été appelé. On s'excusa comme on put, et assez maladroitement sans doute, car le général écouta un instant la discussion, puis, se levant avec sa brusquerie naturelle, il déclara que puisque la majorité en était là, il n'avait plus qu'à se retirer, et de ce pas il se rendit à la réunion des députés de la gauche. Il y fut accueilli avec des applaudissements enthousiastes; on le plaça aussitôt au fauteuil de la présidence, et l'opposition se flattait déjà d'avoir trouvé ce qui lui manquait, un chef parlementaire, lorsque le général tomba malade ou prétendit l'être, et disparut pendant toute la discussion qui allait s'ouvrir et pour laquelle on s'était trop hâté de compter sur lui.

Cette discussion, qui portait sur les documents déposés et sur les démarches faites à Paris, au sujet de Rome, par M. Ricasoli, commença le 2 décembre Elle s'ouvrit, comme toutes les précédentes, par un discours assez éloquent, mais encore plus bizarre, de M. Ferrari, qui revenait d'un voyage dans les provinces napolitaines et en Sicile. Il prétendait, que la guerre civile régnait dans le midi, ce qui lui valut quelques jours après, de la part des Napolitains, un démenti non moins véhément que la protestation qu'ils avaient opposée à la sortie du député Proto de Maddaloni. Après M. Ferrari, le neveu de M. de Cavour, M. Alfieri, membre du nouveau parti piémontais, manifesta des velléités d'opposition; M. Massari défendit faiblement le ministère; M. Brofferio l'attaqua avec une éloquence sans portée. Vint ensuite M. Rattazzi, dont la parole nette et facile est toujours écoutée, et à qui sa position de successeur présumé de M. Ricasoli et son récent voyagé donnaient en ce moment une importance toute particulière. Son discours fut, comme sa conduite, moitié pour, moitié contre le cabinet. Il le justifia au sujet des embarras de la situation à Rome et à Naples. — Nul ne pouvait savoir, dit-il, quand finirait l'occupation française; mais tout le monde désirait qu'elle finît, même le pape, qui, protégé par la France, ne demande de conseils qu'à l'Autriche. La non-intervention maintenue les armes à la main et la reconnaissance du royaume d'Italie après que les chambres ont déclaré Rome capitale prouvent que la France veut désormais sincèrement l'unité italienne. La France veut les Italiens forts pour les avoir à côté d'elle au jour du danger. Elle ne retirera ses troupes de Rome que lorsque l'opinion sera plus généralement admise que le pouvoir spirituel ne souffrira en rien de la perte du temporel.


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En attendant, l'Italie n'a rien de mieux à faire que de s'occuper de son organisation intérieure. A cet égard, on a déjà beaucoup fait. La Lombardie, qui, suivant l'Autriche, devait être une plaie aux flancs de l'Italie, supporte toutes les charges qui lui sont imposées avec une abnégation parfaite. La Toscane et la Sicile donnent un excellent exemple; Naples est unitaire; François II est tombé si bas qu'aucun de ses généraux n'a voulu se mettre à la tête des bandes insurrectionnelles, et qu'il a dû remettre sa cause dans les mains de l'Espagnol Borges. Il faut cependant que le gouvernement emploie tous les moyens en son pouvoir pour pacifier les provinces méridionales, sans quoi il n'obtiendra jamais la confiance de l'Europe. La présence du général de La Marmora à Naples ne suffit pas; il faut administrer habilement, faire exécuter les lois, organiser les finances, présenter le budget de 1862, organiser et augmenter l'armée, enfin ne pas éloigner les hommes avancés, car ce serait priver l'Italie d'une de ses plus précieuses ressources.,

Ou cette dernière partie du discours de M. Rattazzi ne signifiait rien, ou elle signifiait que rien n'était fait de ce qu'il fallait faire. Ainsi, après avoir commencé en ministériel, il terminait en opposant; il donnait en quelque sorte son programme de candidat éventuel au pouvoir, mais avec tout le vague habituel des programmes. On n'aurait pas trouvé sur les bancs de la chambre un député qui, en devenant chef de cabinet, n'eût signé des deux mains ces déclarations; elles n'apprenaient donc rien à personne, elles ne pouvaient guère augmenter le désir de voir M. Rattazzi remplacer M. Ricasoli. La seule partie qui eût quelque importance dans ce discours est celle où M. Rattazzi parlait des intentions de la France en homme qui avait pu les connaître ou du moins les pressentir dans ses entrevues avec Napoléon III.

Ce fut seulement le 6 décembre, après avoir laissé parler encore les députés Boncompagni et Zuppetta, que M. Ricasoli se décida enfin à prendre la parole. Il tenait à répondre à tousses adversaires à la fois en homme qui n'aime pas à parler souvent. On disait autrefois que l'importance de la position faisait toute l'éloquence de M. de Cavour; on voyait bien le contraire depuis que ce grand ministre était remplacé par M. Ricasoli, à qui ses partisans ne trouvaient d'autre mérite, comme orateur, que «la franchise superbe, la rigidité bienveillante, la simplicité des idées et le calme dans la volonté.» II protesta d'abord contre les paroles du député Musolino si hostiles à la France, contre les accusations de servilité envers la France qu'on lui adressait à lui-même, et qui contrastaient avec le reproche qu'on lui faisait aussi de montrer trop de ténacité et de hauteur. Il continuait l'œuvre de M. de Cavour, et s'occupait de l'organisation intérieure


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en même temps que de la question romaine. Si la sûreté publique, qui n'existait pas, même en germe, avant l'annexion, dans les provinces perdues par le pape et par le roi de Naples, n'y était point encore complètement assurée, c'est que deux ans ne suffisaient pas à cette rude tâche. Le corps consacré à l'accomplir, les carabiniers, était déjà au nombre de 13,000, et il devait être bientôt porté à 19,000. La situation des provinces napolitaines était au demeurant satisfaisante; M. Peruzzi, dans le récent voyage qu'il y avait fait, avait activé les travaux publics; le brigandage, limité à la Basilicate et à la Terre de Labour, aurait complètement disparu, s'il ne trouvait encore derrière la frontière pontificale un abri inviolable et toutes les ressources nécessaires pour se perpétuer, pour se renouveler. M. Ricasoli termina par quelques mots sur sa conduite à l'égard de Rome, et il demanda à la chambre une déclaration nette qui lui permît de savoir s'il avait ou non son approbation.

Les autres ministres donnèrent ensuite des explications sur les affaires de leurs départements respectifs. Le ministre de la guerre essaya d'établir que l'armée de Garibaldi s'était dissoute d'elle même après la guerre, comme toute armée de volontaires, mais que rien n'était perdu de ce côté, puisque les cadres avaient été maintenus; il ajouta que ce n'était pas la faute du gouvernement si, après leurs deux mois de congé, les soldats bourboniens n'étaient pas revenus sous les drapeaux; que l'armée se composait de 272,000 hommes, non pas tous présents et aguerris, mais qui le seraient bientôt; que dans un an on aurait 300,000 hommes et 120, 000 gardes nationaux, et que déjà on avait un matériel d'armement et d'équipement pour une année beaucoup plus nombreuse. M. Peruzzi, qui revenait de Naples et de la Sicile, intéressa beaucoup la chambre en racontant avec une éloquence simple et naturelle, à la manière anglaise, ses actes dans ces provinces et ses impressions de voyage. Il parla des sacrifices immenses que Naples avait faits à l'unité nationale; il dit qu'il avait parcouru deux fois le pays dans toute son étendue sans courir aucun danger, mais qu'il avait trouvé partout la misère, l'ignorance, sans ports ni échelles nulle part, les conseils provinciaux remplissant bien leur devoir, mais partout la défiance contre le gouvernement, non parce qu'il administrait mal, mais parce qu'il était gouvernement. Les populations, si souvent trompées, ne croient plus à rien; elles ne disent pas: «Quand nous aurons le chemin de fer,» mais: «Si nous l'avons!» Elles se plaignent de l'envahissement des ouvriers piémontais pour les travaux relatifs aux voies ferrées en construction; tout compte fait cependant, il y avait à peine 200 ouvriers des anciennes provinces sur 8,000.


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Plus de 33,000 ouvriers étaient employés aux travaux de différente sorte en cours d'exécution dans l'ancien royaume des Deux-Siciles, ports, bassins de radoub, etc. La Sicile était plus arriérée; cependant bientôt Messine serait liée à Catane par un chemin de fer. M. Peruzzi annonça même que, dans le courant de 1862, il n'y aurait plus que quarante heures de route entre Turin et Naples, et qu'au printemps cette dernière ville serait reliée à Rome.

Ces discours n'épuisèrent point la discussion, comme on aurait dû s'y attendre; il fallut encore laisser prendre la parole aux députés Petruccelli, Dondes-Reggio, Mellana, Miceli, Sandonato, Grispi, et à M. Bertani, qui aurait voulu se poser en chef de parti. On peut juger de la légitimité de ses prétentions à ce titre par la pensée suivante, qu'il ne craignit pas d'exprimer, et qui caractérise assez bien les déclamations d'un grand nombre des membres du parti avancé: «Pour aller à Rome, dit M. Bertani, il suffit d'y envoyer une ambassade lire au pape le capitolato de M. Ricasoli. Le pape écoutera, parce que ce sera la voix de Dieu; Rome sera proclamée capitale, et Napoléon III sera contraint de retirer ses troupes, chassées par l'ombre vengeresse de Locatelli.» Or M. Bertani n'était pas une exception pour l'excentricité; M. Ferrari était-il beaucoup plus sérieux, beaucoup plus pratique, quand il recommandait pour aller à Rome «les voies d'amour?» Que penser du paradoxal M. Petruccelli, lorsque, renouvelant bien mal à propos, dans la période où les affaires d'Italie sont entrées, le mot célèbre de Manin, il recommandait d'agiter et de s'agiter, et d'aller à Rome «par les voies de la révolution?» En somme, parmi tant d'orateurs, personne ne put indiquer une ligne de conduite autre que celle que le ministère avait suivie; il était même démontré qu'en laissant de côté les deux questions où l'Italie n'a pas sa liberté d'action, ce pays avait fait des progrès importants dans le sens de l'organisation intérieure, de l'unification, de l'amélioration économique et financière Le vote ne fut point ce que M. Ricasoli avait demandé, «une déclaration nette.» Le ministère eut bien 232 suffrages contre 79; mais entre l'ordre du jour de M. Boncompagni, qui semblait incliner trop à droite, et celui de M. Macchi, qui inclinait trop à gauche, il fallut, pour obtenir la majorité, que le gouvernement se ralliât à l'ordre du jour du centre gauche, présenté par M. Conforti, qui soutenait le ministère en considération de ses promesses plutôt que de ses actes, et qui était ainsi conçu: «La chambre confirme le vote du 27 mars, qui déclare Rome capitale de l'Italie, et elle a la confiance que le gouvernement aura soin de compléter activement l'armement national et l'organisation du royaume. La chambre prend acte aussi des déclarations du ministère sur la sûreté publique,


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sur le choix d'un personnel sincèrement honnête et patriote, la réorganisation de la magistrature, le plus grand développement des travaux publics et de la garde nationale, ainsi que sur toutes les mesures capables de donner le bien-être aux provinces méridionales, et elle passe à l'ordre du jour.» Une telle rédaction permettait à M. Rattazzi et à ses amis de ne point voter contre le ministère. M. Depretis, le plus animé d'entre eux, fut le seul qui resta fidèle à l'opposition. Personne au fond n'avait lieu d'être bien satisfait; mais l'importance que paraissait avoir acquise le centre gauche obligeait M. Ricasoli à tenter encore une l'ois de s'adjoindre M. Rattazzi en lui offrant le portefeuille de l'intérieur. Cet homme d'état pas plus qu'aucun autre ne voulut prêter son appui à un cabinet que tout le monde regardait comme près de tomber. Il se laissa même entraîner dans un sens tout contraire par ceux qui voulaient faire de lui le chef de l'opposition: sur leur conseil et sous prétexte de maladie, il donna sa démission de président de la chambre; mais, sur un vœu de celle-ci, provoqué par M. Minghetti, qui semblait depuis quelque temps prendre la tâche honorable de prévenir tout ce qui pouvait amener un déchirement de la majorité, M. Rattazzi consentit à rester à son poste jusqu'à la fin de la session.

Le cabinet essaya donc de continuer, quoique incomplet, à gouverner la chose publique. Tout lui réussissait au dehors dans son cercle d'action: la sécurité publique était rétablie à Bologne; la suppression des deux lieutenances de Naples et de Sicile ne causait aucune difficulté, aucun embarras. Il donnait à toute occasion sur ses actes des explications auxquelles les chambres ne pouvaient qu'accorder leurs suffrages. Le général Menabrea, ministre de la marine, apprenait au parlement que l'Italie avait 81 navires de guerre, dont 21 à voiles, 29 à hélice, 31 à aubes, sans compter 18 bâtiments en construction, dont 14 sur les chantiers de l'état et 4 à New-York, en tout 1,331 canons et 19,140 chevaux, tandis que l'Autriche n'avait que 957 canons pour 144 navires. Ce terme de comparaison, qui n'appartient point au ministre de la marine, mais aux statisticiens de l'Italie, n'est que provisoirement acceptable. Une fois l'Italie définitivement constituée, avec son admirable développement de côtes, elle devra aspirer à une puissance maritime bien autre que celle de l'Autriche, et on ne saurait voir, même pour le moment, un grand mérite à la balancer en réunissant les forces de l'ancien Piémont et de Naples. Dans la séance du 21 décembre, M. Bastogi fit son exposé financier, qui fut et devait être favorablement accueilli, car il donnait lieu d'espérer que le crédit national ne tarderait pas à se relever, et garantissait qu'avec les lois d'impôt,


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que sans doute le parlement ne refuserait point de voter, on pourrait faire face au déficit en recourant aux bons du trésor dont la circulation ne montait encore qu'à 37 millions. Le déficit pour 1861, qui, à l'époque de la discussion de l'emprunt, était évalué à 314 millions, s'était accru de 77 millions, grâce aux crédits supplémentaires. Le déficit prévu pour 1862 était de 317 millions, dont 210 pour les recettes et les dépenses ordinaires, et 147 pour les extraordinaires. Ces deux exercices réunis donnent donc l'énorme déficit de 717 millions; mais, pour y faire face, M. Bastogi comptait sur 58,880,000 francs provenant de l'aliénation des rentes napolitaines et siciliennes, dont la création avait été approuvée par la loi relative à l'unification de la dette publique et sur l'emprunt de 500 millions. Le déficit effectif des deux années se trouvait donc ainsi réduit à 158 millions. Le ministre espérait obtenir 139 millions par' de nouveaux impôts sur l'enregistrement, le timbre, les boissons, etc., en sorte que, sauf des circonstances nouvelles qu'on ne pouvait prévoir, le découvert réel ne devait être que de 20 millions.

M.Bastogi ne devait pas être appelé à appliquer ce système. La situation précaire du cabinet permettait depuis longtemps d'en prévoir la chute. Assurément, comme on ne pouvait suivre d'autre politique que celle de M. de Cavour, et que M. Ricasoli la suivait avec toute la ténacité de son caractère, il n'y avait pas de raison sérieuse pour que la majorité qui soutenait le grand ministre renversât son successeur; mais on reprochait a ce successeur de ne point le remplacer assez complètement, et il est probable que ce reproche fût retombé sur tout homme, quel qu'il fût, qui aurait eu l'abnégation d'accepter un tel héritage. L'opposition, ne pouvant être politique, s'était faite en quelque sorte personnelle. D'une humeur hautaine et difficile, absolu et obstiné dans ses idées, M. Ricasoli n'avait su se faire d'amis nulle part, ni à l'intérieur, ni à l'étranger, ni dans le palais du roi, ni aux Tuileries, ni dans les chambres, ni dans la presse. Son caractère n'aurait pu convenir qu'à un ministre disposant d'une grande force matérielle, et pouvant aller, par le seul effet de sa volonté, à Rome et à Venise. Dans une situation qui demandait des atermoiements, de la souplesse, un grand esprit de conciliation, une grande fécondité de ressources et d'invention, AI. Ricasoli, porté au pouvoir par l'opinion publique bien plus que par son ambition, était le ministre le moins opportun qu'on pût imaginer. En se retirant de lui, l'opinion lui ôtait sa seule force et lui rendait l'exercice du pouvoir impossible. Deux mois à peine s'étaient écoulés de l'année 1862, qu'il dut se retirer et céder la place à un nouveau cabinet, présidé par M. Rattazzi. La majorité, dans ses réunions particulières, avait préparé cette substitution, et l'avait rendue inévitable sans la réclamer bien nettement.


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Quoi qu'il en soit, depuis le mois de juin 1861, M. Ricasoli n'avait point mal conduit les affaires. S'il n'avait résolu aucun problème, il n'avait rien compromis; il avait même fait l'aire un grand pas à l'Italie vers les voies de l'unité, en supprimant les lieutenances, les gouvernements généraux, en refusant d'adopter le régime régional recommandé par M. Minghetti. Les progrès du parti de l'action n'avaient point pour cause la faiblesse du cabinet, mais les difficultés d'une situation qu'il n'appartenait pas aux pouvoirs italiens de changer. Pendant l'année 1861, l'Italie, si elle n'avait pas beaucoup acquis, n'avait rien perdu; si, par suite de préoccupations graves, elle avait peu fait pour l'administration intérieure, elle avait vu ses adversaires abandonner au moins une partie de leurs espérances, et, pour tout dire d'un mot, malgré le déficit et le mauvais état des finances, malgré le brigandage, malgré les puissances étrangères qui feignaient toujours d'ignorer son existence, elle avait duré. Aux yeux des juges impartiaux, c'était avoir fait beaucoup pour le succès définitif.


IV. — ROME ET LE POUVOIR TEMPOREL (1).


Anarchie à Rome. — Démonstrations pontificales. — Mauvaises dispositions du pape envers le gouvernement français. — Manifestations populaires au théâtre et a l'église. — Activité de M. do Mérode. — Conflits avec les troupes italiennes. — Le comité national. — François II à Rome. — Excès des troupes pontificales. — Note du cardinal Antonelli (26 février). — Consistoire secret (18 mars). — Troubles à l'université (avril). — Meurtre du gendarme Velluti. — Adresses i Napoléon III et à Victor-Emmanuel. — Brochures ecclésiastiques: MM. Liverani, Passaglia, Reali, Perfetti. — Nouveau consistoire (30 septembre). — Complicité du saint-siège dans les troubles napolitains. — Intervention tardive des troupes françaises. — M. de Lavalelte ambassadeur de Franco à Rome. — Statistique des employé».


Lé pape règne à Rome, et tout le monde y gouverne. Il serait difficile de dire, par exemple, dans quelle mesure M. de Mérode est dépendant ou indépendant du cardinal Antonelli, à qui la police doit adresser et à qui elle adresse ses rapports. A côté de M8r Matteucci, gouverneur de Rome, et à ce titre chargé de la police, n'y a-t-il pas un préfet de police français, M. Mangin? Le général de Goyon n'avait-il pas une grande part dans la conduite des affaires pontificales, en ce sens du moins que ses conseils pratiques et immédiats étaient à peu près des ordres? Enfin le comité national, malgré l'obscurité qui l'enveloppe, n'est-il pas à peu près le seul régulateur des démarches, des cris, des manifestations de tout genre du peuple romain?


(1)Pie IX, pape depuis le 6 juin 1846, né à Sinigaglia le 13 mai 1792.


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Il y a sans doute une minorité dévouée au pouvoir temporel, et qui supplée au nombre par le bruit. C'est elle qui se presse sur les pas du souverain pontife toutes les fois qu'il sort du Vatican et se dirige vers une église pour quelque sagra funzione; c'est elle qui crie sur son passage: Vive le pape-roi! Une démonstration de ce genre avait été organisée pour le 31 décembre 1800, jour où il est d'usage que le pape se rende à l'église du Gesù. Le comité national adressa au peuple romain une proclamation pour l'inviter à ne pas se laisser prendre au pièce, à ne pas répondre aux acclamations cléricales par des acclamations nationales qui auraient pu amener une répression sévère; mais en même temps il adressait au général de Goyon une protestation fondée sur ce fait, que puisqu'il avait été défendu aux patriotes de manifester leur joie à l'occasion des événemens favorables à la cause italienne, les manifestations contraires devraient aussi être défendues. Cette conclusion n'était pas fort logique, et il aurait pu paraître singulier d'empêcher des sujets d'acclamer leur souverain; mais, en prévision de quelques troubles, le général français crut devoir faire un déploiement de forces suffisant pour empêcher, de la part des pontificaux, toute provocation.

Ces mesures furent-elles pour quelque chose dans la réception que Pie IX fit le lendemain à M. de Goyon à l'occasion du nouvel an? Ce qu'il y a de certain, c'est que le saint-père se contenta de lui dire qu'il priait pour toutes les familles en France, depuis la plus élevée jusqu'à la plus infime; mais il se refusa absolument à faire aucune mention plus directe de Napoléon III. Les infortunes de Pie IX excusaient dans une certaine mesure son aigreur; il venait d'apprendre que, le 25 décembre, les habitants de la principauté de Ponte-Corvo, appelés à se prononcer sur leur annexion au royaume d'Italie, l'avaient votée par 2, 197 voix contre 197, auxquelles il faut ajouter 175 abstentions. Il ne se passait pas de jour que la police ne fît, avec une rare maladresse, toute une affaire des manifestations puériles auxquelles, dans l'impuissance de montrer ses sentiments d'une façon plus sérieuse, la population romaine se laissait entraîner. Msr Matteucci faisait fermer le théâtre d'Apollon, parce que, à un vers du Trovatore, où il est question d'assaillir des créneaux, la population romaine avait applaudi, en souvenir du siège de Gaëte, et aussi parce que le mot qui signifie créneaux (merli) veut dire en même temps merles, oiseaux noirs, et «par conséquent» prêtres ou abbés. Ce même théâtre ayant été rouvert, une phrase de La Traviata donna presque aussitôt lieu à de nouvelles manifestations. «La phthisie ne lui laisse que quelques heures à vivre,» dit le poème, et l'auditoire,


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l'entendant du pouvoir temporel, applaudit à tout rompre, ce qui fit de nouveau suspendre le cours des représentations. A l'église même, les Romains trouvaient moyen de faire connaître leurs sentiments. Eux qui ne vont guère aux offices, ils y allaient en foule le jour où ils étaient avertis que la liturgie portait ces mots: Emmanuel, rex et legifer noster. Là du moins leurs acclamations restaient impunies, car on ne pouvait songer à fermer les églises; on ne pouvait que les faire évacuer, et c'était le procédé que recommandait le général de Goyon. Qu'un peuple soit réduit à témoigner ses aspirations et ses répugnances par de pareils moyens, cela en dit sur sa situation plus que bien des paroles.

Cette activité stérile et même funeste de la police n'était rien auprès de celle de M. de Mérode. Il essayait de réorganiser l'armée pontificale, qui avait pourtant montré à Castelfidardo son impuissance. Il donnait pompeusement le nom de zouaves aux tirailleurs franco-belges, en portait le nombre à 2,000, et mettait à leur tète le colonel de Becdelièvre, qui avait déjà servi sous les ordres du général de Pimodan. En même temps le ministre des armes fomentait les troubles des Abruzzes. Dans les derniers jours de janvier, il mettait tous ses soins à organiser des expéditions. Deux d'entre elles furent arrêtées par le général de Goyon; la troisième aboutit à un conflit de quelque gravité. La petite bourgade de Passo di Correse, sur les frontières de la Sabine, est dans une situation telle que les Italiens et les pontificaux peuvent prétendre également à la posséder. Un bataillon de zouaves pontificaux, envoyé sur ce point avec une batterie, attaqua un détachement italien, composé seulement, suivant le rapport du colonel Becdelièvre (28 janvier), de 200 hommes. L'attaque eut lieu, selon le même rapport, parce que les Italiens embauchaient à la frontière les sujets du pape. Les Italiens, inférieurs en nombre, furent battus, mis en fuite, et laissèrent entre les mains de l'ennemi cinquante des leurs, qui furent conduits à Rome et promenés triomphalement. L'irritation fut grande dans le parti libéral. Les Italiens, s'étant emparés de Mgr Grispini, évêque de Poggio-Mirteto, et de plusieurs prêtres de cette ville, les emmenérent comme otages à Rieti, et ne les rendirent que lorsqu'on eut relâché leurs prisonniers. M. Mastricola, intendant de Rieti, et lui-même émigré romain, fit occuper Frosinone et organisa une expédition pour réparer l'échec de Passo di Correse;. mais le général de Goyon s'interposa pour arrêter les conséquences de ce conflit en priant Pie IX d'ordonner le rappel de ses zouaves, ce que le pape lit aussitôt malgré l'opposition de M. de Mérode. En même temps M. Mastricola recevait l'invitation d'évacuer Frosinone et de ne pas donner suite à l'expédition projetée.


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M. de Goyon autorisa les Italiens à reprendre, tambour eh tête, les positions perdues, après les avoir fait occuper par quatre hussards français. Cette affaire n'était point un fait isolé; il ne pouvait manquer de s'en présenter souvent de semblables sur une frontière si récemment et si mal déterminée. Par mégarde ou autrement, le général de Sonnaz ayant mis le pied sur le territoire pontifical, les papalins entrèrent dans l'Ombrie, qui était dégarnie de troupes; mais il suffit des gardes nationales et des volontaires de Masi pour prévenir un coup de main contre Pérouse et forcer les assaillans battus à se replier sur Rome, où ils durent rentrer sur les réclamations des autorités françaises.

M. de Mérode ne s'occupait point seul de fomenter des troubles dans l'ancien royaume de Naples; il était aidé dans cette tâche par deux anciens compagnons du partisan Passatore, nommés Giorgi et Baldini, et surtout par un comité sanfédiste, qui changea plusieurs fois de forme et de constitution, mais qui, en février 1861, comptait parmi ses membres les représentants des princes dépossédés: M. Bargagli pour le grand-duc de Toscane, M. Sciarra pour François II, Mgr Nardi pour le duc de Modène. Ce comité avait une caisse toujours bien garnie, et à ses ordres des chefs militaires: Luvera, Lagrange, ce M. de Christen qui se fit arrêter à Naples au mois de septembre, et les chefs de bandes Chiavone et autres, sans compter l'abbé romagnol Ricci, l'homme le plus actif, le plus infatigable du parti.

Ces menées souterraines, si puissantes qu'elles fussent, étaient entravées par l'action, souterraine aussi, du comité national, dont la vigilance était rarement en défaut. Dans le principe, il faisait savoir à M. de Goyon tout ce qu'on avait découvert, sur les projets de la réaction; mais, voyant que le général se renfermait dans son rôle de protecteur du pape et de ses domaines, sans tenir aucun compte des communications qui lui étaient faites, le comité ne les envoya bientôt plus qu'aux frontières, où les autorités italiennes en faisaient leur profit. Pour entretenir les sentiments patriotiques dans la population romaine, deux journaux clandestins furent créés, Italia e Roma et l'Eco del Tevere. En outre, de temps à autre, et ne fût-ce que pour empêcher la diplomatie de dire que les Romains étaient satisfaits, puisqu'ils ne protestaient pas, on organisait diverses manifestations. Une des plus remarquables eut lieu à l'occasion de la prise de Gaëte: le Corso fut illuminé; la foule. se répandit dans les rues, sauf à se disperser dès que les troupes arrivaient. Des prêtres même prirent part à cette manifestation patriotique jusque sous les fenêtres du Vatican. M. Odo Russell, envoyé anglais, avait déjà depuis longtemps signalé dans, ses dépêches les tendances libérales


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 d'une partie du clergé romain. La même nuit, François II arrivait au Quirinal, que le pape lui offrait pour asile; le séjour du jeune prince devait coûter 150 écus par jour. Une certaine quantité de personnes se pressèrent sur son passage: mais c'étaient presque tous des Napolitains réfugiés et des Allemands. Le roi et la reine ne se contentèrent pas de baiser les pieds du pape, ils baisèrent aussi la main du cardinal Antonelli, marquant ainsi la persistance des convictions exagérées qui leur auraient rendu si difficile l'exercice d'un pouvoir constitutionnel, national et indépendant. Le général de Goyon traita ces majestés détrônées avec tous les égards dus au malheur. Il témoignait moins d'égards à la population de Rome: le 2i février, dans un ordre du jour rédigé en termes violents, il condamnait les proclamations du comité national et repoussait les félicitations adressées par lui à l'armée française. Il est vrai que le général ne ménageait pas beaucoup plus les soldats du pape. Leurs excès forçaient quelquefois les autorités françaises à protester, et notre armée à sortir de son inaction; les habitants des provinces laissées au saint-siège se plaignaient vivement de leurs défenseurs officiels: un des chefs de ceux-ci, le major Piccioni, dans un ordre du jour publié à San-Gregorio le M janvier, se voyait obligé d'admonester ses soldats, de leur reprocher «des ivrogneries, des bestialités, des conversations médisantes et impudiques;» il ajouta qu'ils ne respectaient pas toujours «la sainte église et les ministres de Dieu.» Ces excès déterminèrent le général de Goyon à occuper Frosinone et plusieurs points de la frontière napolitaine. C'est pour payer de pareilles troupes que les fidèles catholiques envoyaient des subsides considérables, «sans compter les prières,» disait le Journal de Rome, et que M. de Mérode faisait vendre des tableaux! On avait vu du reste, la veille de Noël, les zouaves et autres soldats pontificaux communier de la main même du pape à la chapelle Sixtine. Le ministre des armes ne vivait pas cependant en bonne intelligence avec leurs chefs: le colonel Becdelièvre avait la conviction de son impuissance pour toute autre tâche que la défense de Rome: le ministre ayant voulu le forcer d'aller en avant, M. Becdelièvre en référait au pape, qui lui donnait raison; mais cela n'empêchait pas M. de Mérode de le mettre aux arrêts. Des bandes d'aventuriers que conduisaient M. de Christen et consorts engageaient tantôt avec les Italiens réguliers, tantôt avec les volontaires de Masi, des combats qui tournaient le plus souvent à l'honneur du parti national, comme par exemple à Carsoli le 22 février.

Ce sont ces misères et ces luttes qui constituent l'histoire des états pontificaux pendant une grande partie de l'année 1861.


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De temps à autre toutefois lu chancellerie du Vatican sortait de son silence pour protester contre ce qui se passait au dehors et maintenir l'attitude inflexible qu'affectait le saint-siège. Une brochure de M. de La Guéronnière, publiée à Paris sous ce titre: la France, Rome et l'Italie, parut au cardinal Antonelli mériter une réponse; il la fit (26 février) longue, détaillée, sous la forme d'une dépêche à Mgr Meglia, chargé d'affaires en France. Il y avait beaucoup de force, on ne saurait le nier, dans l'argumentation du cardinal Antonelli, surtout quand il attaquait une politique qu'il regarde comme hostile au saint-siège. On ne pouvait méconnaître dans ces refus obstinés et motivés, malgré une inexcusable violence d'expression, je ne sais quelle grandeur. Moins politique, mais plus absolu encore était le langage de Pie IX dans le consistoire secret du 18 mars: il s'en prenait à la civilisation même et déclarait ne la pouvoir suivre dans les voies où elle marchait. Sollicité dans cette réunion par des prélats français, bavarois et autrichiens de quitter Rome, il s'y refusait à cause de son âge, de ses infirmités et d'un certain sentiment du devoir qui le poussait non-seulement à rester dans sa capitale, mais à s'y défendre, et le faisait présider lui-même à l'exercice du tir à canon. Quoi qu'on puisse penser de ces préoccupations militaires, dont l'impuissance est si manifeste à des yeux non prévenus, on pouvait regretter que Pie IX ne fît pas des visites dans ses prisons aussi bien qu'au camp de Tor-di-Valle; il y aurait vu par ses yeux les abus qu'un lamentable rapport de M. Pepoli, commissaire royal pour les Marches et l'Ombrie, révélait en ce moment-là même à l'Europe: la délation, les coups, la folie, de longs intervalles entre la condamnation et le châtiment, les conditions hygiéniques les plus déplorables, l'accouplement immoral des criminels vulgaires avec les détenus politiques, tel était le sombre tableau que traçait M. Pepoli, et auquel le gouvernement pontifical affecta de ne donner aucune attention, parce qu'il émanait d'un ennemi (12 mars).

Ce nom d'ennemi était la plus sérieuse raison qu'on opposât d'ordinaire à ceux qui signalaient la mauvaise administration du pouvoir temporel, ou qui par leur conduite témoignaient leur mécontentement. C'étaient des ennemis que ces jeunes étudiants de l'université de Rome qui, à propos de l'arrestation peu justifiée de quelques-uns de leurs camarades, arboraient le drapeau tricolore, poussaient des cris patriotiques jusque devant les gendarmes, et adressaient (20 avril) une protestation au cardinal Altieri, dans laquelle ils se déclaraient très dévoués au pape comme catholiques, mais très opposés à son gouvernement comme citoyens. Ils n'eussent point été ennemis, ils eussent été simplement opposants,


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si la moindre objection ne passait pour preuve d'inimitié sous un pouvoir qui ne parvient pas aisément à ne pas étendre jusqu'au temporel l'infaillibilité à laquelle il prétend pour le spirituel. C'est l'intervention brutale des gendarmes, dont la conduite fait un si frappant contraste à Rome avec celle des gendarmes français, qui pousse les Romains à des actes regrettables, criminels quelquefois. Ainsi il se passa, le jour de la fête de saint Pierre, un événement qui a fait trop de bruit dans toute l'Europe, et trop de mal moralement au saint-siège, pour qu'il ne convienne pas d'en dire un mot. La foule revenait de la Place du Peuple, où l'on avait tiré un feu d'artifice; en passant, elle aperçoit quelques transparents où se lisaient des paroles patriotiques; ces paroles sont répétées sous forme d'acclamations, les gendarmes accourent et frappent à droite et à gauche sur des gens inoffensifs. Ceux-ci, se croyant en droit de légitime défense, ripostent; un d'eux, nommé Locatelli, frappe de son couteau le gendarme Vellutt, qui tombe mort presque aussitôt. Le coupable est arrêté, on lui fait son procès. Rien au monde ne prouvait qu'il eût été l'agresseur, et les rapports de la police française donnaient même à penser le contraire; les dépositions des témoins n'étaient pas concluantes, elles étaient pour la plupart contradictoires, puériles, invraisemblables. Pour ne parler que de celle sur laquelle s'appuyait surtout l'accusation, le cuisinier du général de Goyon prétendait avoir vu d'une fenêtre du second étage, au palais Ruspoli, à la lueur du gaz, au milieu d'une foule compacte, que Locatelli avait frappé sans avoir lui-même reçu aucun coup auparavant. Dans tous les cas, les conditions où ce meurtre s'était accompli semblaient réclamer une sentence adoucie; par zèle ou par crainte, le tribunal prononça un arrêt de mort. Il est juste de dire toutefois que le président, Mgr Sagreti, crut devoir présenter au souverain pontife les considérations qui militaient pour une commutation de peine; Pie IX fut inflexible, et Locatelli périt sur l'échafaud. Ce qui aggrava encore cette déplorable affaire, c'est que, peu de jours avant l'exécution de la sentence, un Romain nommé Castrucci, réfugié depuis peu à Florence, se déclara l'auteur du meurtre reproché à Locatelli. Il fournit aux autorités italiennes des preuves qu'on a pu regarder comme peu concluantes. M. de Gramont, notre ambassadeur, et le général de Goyon se déclarèrent même convaincus de la culpabilité de Locatelli; l'Europe civilisée n'en accueillit pas moins avec une certaine stupeur la nouvelle d'une exécution qu'aucun gouvernement laïque n'eût ordonnée dans de pareilles circonstances.

Comment s'étonner, après de pareils actes, que les Romains aient signé des adresses à. Napoléon III et à Victor-Emmanuel? En deux mois, malgré un prix de 300 écus promis aux dénonciateurs,


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malgré la nécessité d'agir en secret, on recueillit 9,588 signatures, obtenues dans toutes les classes. A ce chiffre, déjà considérable, puisqu'il supposait chez les signataires un certain courage civil, il aurait fallu ajouter 1,500 exilés, détenus politiques ou volontaires engagés dans l'armée italienne, pour se faire une idée des sentiments vrais de la population virile dans la seule ville de Rome. Les adresses signalaient l'état déplorable du commerce et de l'industrie. Le Journal de Rome donna en vain un démenti à ces assertions, dont tout étranger pouvait constater la vérité.

Mais l'heure était venue d'attaques plus sensibles au saint-siège, parce qu'elles venaient d'ecclésiastiques qui semblaient ses défenseurs naturels. Mpr Liverani, protonotaire apostolique et prélat domestique, ouvrit le feu. Retiré à Florence, il y publia an écrit intitulé la Papauté* l'Empire et le royaume d'Italie. Œuvre d'un esprit difficile, peu capable de ménagements et de conciliation, qui passait aux yeux de ses supérieurs, dit-il lui-même, pour un homme turbulent, étrange, versatile, fou, ce livre était une attaque violente contre le pouvoir temporel, une accusation en règle contre le clergé romain. Mgr Liverani combattait le cardinal Antonelli et se rattachait en théorie, comme M. Ferrari, à la monarchie de Dante. Seulement les partisans actuels de cette doctrine prennent un moyen terme entre les guelfes et les gibelins en réunissant l'unité gibeline et la nationalité guelfe par cette formule: unité et décentralisation sous un prince national. La nouveauté introduite par Mer Liverani était de vouloir que la royauté de Victor-Emmanuel, prince national, se transformât en empire, c'est-à-dire en pouvoir lointain et vague qui laisserait au pape son domaine, ce qui est, selon l'auteur, très canonique, mais ce qui semble très peu praticable.

Cette audace d'un prélat domestique fut punie de la destitution, comme on pouvait le prévoir. Ce qui parut plus extraordinaire, ce fut la sommation adressée au père Jacques, qui avait osé donner les derniers sacrements à M. de Cavour, d'avoir à se rendre à Rome, pour y rendre compte de sa conduite, incriminée pour ce fait grave de n'avoir pas exigé du mourant une rétractation formelle. On craignait généralement pour le père Jacques une punition sévère; les protestations universelles auxquelles cette éventualité donna lieu empêchèrent le Saint-Siège de commettre cette nouvelle imprudence: la cour de Rome se borna à priver l'inculpé de l'administration d'une paroisse de Turin, celle de la Madone des Anges, dont il était chargé depuis 1852.

Un coup plus terrible allait frapper le pouvoir temporel: il était dirigé par une main plus sûre et plus habile que celle de Mgr Liverani.


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Le père Passaglia avait une grande réputation à Rome et dans le monde ecclésiastique, comme un des principaux docteurs qui soutinrent devant la catholicité le dogme de l'immaculée conception, quand Pie IX jugea à propos de le décréter. Jésuite, il avait abandonné son ordre par suite de quelques discussions théologiques, dans lesquelles il avait refusé de se soumettre. Les souvenirs des services qu'il avait rendus dans l'affaire du dogme nouveau le protégèrent auprès du pape, qui lui donna une chaire de philosophie à l'université. Ainsi ce n'était ni un homme d'un caractère difficile, ni un ambitieux mécontent, ni un prêtre persécuté qui allait élever la voix contre le pouvoir temporel. Le père Passaglia publia une longue lettre sous ce titre: Pro caussa italien ad episcopos catholicos auctore presbytero catholico. En écrivant dans la langue latine, en s'adressant exclusivement aux évêques, l'auteur montrait bien qu'il ne cherchait pas le scandale, mais seulement l'exposition et le triomphe d'idées qu'il regardait comme véritables et qui lui étaient chères. L'intention ne paraissait pas seulement par le titre; le langage théologique, les innombrables citations tirées des pères et des docteurs prouvaient évidemment que c'était dans l'esprit des évêques et du clergé que le père Passaglia cherchait à porter la conviction. C'était là, on ne saurait le dissimuler, une entreprise de grande conséquence, et s'il est vrai, comme on l'a prétendu, qu'elle eût été concertée avec M. de Cavour dans une entrevue qui avait eu lieu en effet quelque temps auparavant, on ne saurait s'étonner de cette parole qu'on prête à l'illustre ministre: «Vous verrez bientôt ce qu'on peut faire avec la théologie.»

Quoi qu'il en soit de ces assertions, qui paraissent assez peu croyables, le père Passaglia entreprenait d'établir que le pouvoir temporel n'est pas de dogme, et que le pape doit se rapprocher de l'Italie pour éviter un schisme. Il partait de ce principe, que la révolution italienne, bien qu'elle ne porte pas les signes manifestes dé la justice, n'est pas cependant injuste d'une manière certaine, et qu'en conséquence, théologiquement, les évoques et le pape pouvaient s'y rallier: in dubiis libertas. Trois choses jusqu'à ce jour se sont opposées à un arrangement: 1° la solennité, la multiplicité des refus du pape; 2° le serment du pape de ne point aliéner les domaines de l'église; 3° la crainte qu'a le pape de n'être plus libre quand Rome sera la capitale de l'Italie. C'est à ces trois difficultés que le père Passaglia répondait avec tout l'arsenal de son érudition scolastique. Ses réponses peuvent se résumer en peu de mots: 1° parce que le pape a dit non jusqu'à ce jour, ce n'est pas une raison pour que le sentiment de la justice ou celui des nécessités de l'église ne lui fasse pas maintenant dire oui; 2° le serment qu'il a prêté avait pour objet, dans son origine, au XVIe siècle,


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de prévenir l'aliénation d'une partie des domaines de l'église au profit des neveux et fils légitimes ou naturels des papes; 3° la liberté ne manquera point au successeur de saint Pierre: elle lui a été promise, elle lui sera garantie, elle sera plus grande que par le passé. Ce qui frappe surtout dans cette lettre, c'est la menace d'un schisme, dont elle l'ait un épouvantail. Au point de vue moderne, le père Passaglia venait de publier une œuvre de peu de portée, de médiocre intérêt: c'est par d'autres raisons que les textes de saint Thomas d'Aquin qu'on établira les droits des Romains à avoir le gouvernement qu'ils veulent, et ceux des Italiens à ne plus former qu'une seule famille et à établir leur parlement dans la seule ville devant laquelle se taisent toutes les rivalités; mais comme moyen d'action sur une classe d'hommes qui restent inaccessibles aux arguments de la raison, le travail du père Passaglia était un auxiliaire qui n'était point à dédaigner. La cour de Rome en comprit la portée; l'auteur persécuté dut se cacher d'abord, s'enfuir ensuite dans des circonstances assez romanesques, et se retirer à Turin, où il reçut, comme partout sur son passage, le plus brillant accueil. L'ouvrage ayant été condamné, le père Passaglia se soumit de fuit à la sentence; mais il n'y voulut pas donner son acquiescement, pour éviter que les juges pussent dire, suivant la formule usitée: auctor laudabiliter se snbjecit. M. Ricasoli lui confia bientôt après une chaire du haut enseignement.

Le bruit que fit cette affaire mit la plume à la main à d'autres ecclésiastiques, qui ne craignirent plus alors de dire leur sentiment. Le chanoine Reali, de Ravenne, encourut les censures ecclésiastiques pour un écrit intitulé: De la liberté de conscience dans ses rapports avec le pouvoir temporel des Papes, quoiqu'il se déclarât parfaitement soumis aux décisions de l'église et ne s'élevât que «contre les influences impures qui dominent actuellement à Rome.» Les bons prêtres en souffrent, ajoutait-il; mais ils plient devant la curie romaine, de peur d'être chassés du sanctuaire. Bientôt parut une nouvelle brochure, intitulée la Curie romaine et les Jesuites. Elle contenait d'abord la controverse survenue entre l'évêque de Bruges et les professeurs de l'université catholique de Louvain sur une question théologique de nul intérêt pour les laïques, mais qui avait amené le père Passaglia à sortir de la compagnie de Jésus et le cardinal d'Andréa à donner sa démission de président de la congrégation de l'index (1). La brochure contenait en outre des lettres,

(1)La querelle de Louvain portait sur la valeur respective de la raison et de la tradition. Les professeurs de l'université étaient traditionalistes avec Lamennais, et l'abbé Hautain, Mgr Malou, évêque de Bruges et les jésuites de l'index défendaient la raison, mais, sur le» instances du père Perrone, Pie IX avait résolu de faire débattre à nouveau la question par la congrégation de l'index unie à celle du saint-office. C'est cette décision qui avait amené la démission du cardinal d'Andréa.


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des écrits relatifs aux censures prononcées contre le prélat Liverani et le chanoine Reali. Ces documents n'étaient de nature à produire quelque bruit que parmi les ecclésiastiques. Enfin parut un dernier opuscule qui du moins portait la trace d'un certain talent; l'auteur était l'abbé Perfetti, qui avait été secrétaire du cardinal Marini et bibliothécaire de l'université de Rome. Dans ce court travail, intitulé Delle nuove condizioni del Papato, l'abbé Perfetti montrait que ce n'était pas le royaume d'Italie qui avait soulevé la question romaine, mais qu'il en avait seulement rendu la solution plus urgente. Les troupes de la France et de l'Autriche, en effet, occupaient les états du pape avant qu'éclatât le mouvement unitaire en Italie. La théocratie, poursuivait l'auteur, est incompatible avec la civilisation moderne; il faut donc que le trône pontifical tombe, et le plus tôt ne sera que le mieux. La société laïque ne veut plus du droit divin et ne peut faire une exception pour le pape. Dans la pratique, tout s'arrangerait facilement à Rome après le départ des troupes françaises. Ceux qui soutiennent le pouvoir temporel, en le voyant tomber, s'empresseraient de se rallier au royaume d'Italie. Le pape resterait inviolable, libre dans son action spirituelle; une liberté absolue serait assurée aussi à tous les chefs de corps religieux qui croiraient devoir vivre auprès de lui, et cette liberté s'étendrait môme à des choses contraires aux lois. La question d'honneurs et d'argent, très secondaire du reste, serait résolue d'une manière encore plus large par les incrédules que par les croyants. Qu'on ne dise pas que Rome appartient aux catholiques de l'univers entier: les monuments religieux, soit, et l'on donnera au pape de quoi les entretenir; mais le corps et l'âme des Romains ne peuvent appartenir à tout le monde. Les violences des rois contre le pape ne seront pas plus à craindre après la chute du pouvoir temporel qu'elles ne l'étaient, qu'elles ne le sont depuis que dure ce pouvoir impuissant à rien protéger. Ne sait-on point, par l'histoire de Napoléon et de Pie VII, que la faiblesse pontificale triomphe de la force? Surveillé par tous les gouvernements catholiques, le gouvernement italien sera plus intéressé que tout autre à s'abstenir de la violence. D'autre part, il n'est pas à craindre qu'il se fasse l'instrument de la papauté. La vraie objection, celle qu'on ne dit pas, c'est que la diplomatie aime à voir le pape embarrassé du temporel, parce que pour soutenir ce temporel on ne saurait se passer d'elle, tandis que, réduit au spirituel, il serait indépendant de tout le monde. On peut voir en effet à quel point il est dépendant aujourd'hui: l'Autriche déchire les concordats, Rome ne souffle mot, parce que le temporel a besoin de l'amitié de l'Autriche: la Russie persécute le clergé polonais, Rome ne se brouillera pas avec elle, pour pouvoir compter sur l'appui de ses protestations dans les questions temporelles.


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Serait-ce que Grégoire XVI et Pie IX ont été des hommes faibles? Sixte Quint, qui fut fort, a tremblé tout son règne, pour le temporel, devant les Espagnols. Enfin quelques personnes affectent de craindre un pape révolutionnaire; mais pourquoi un pape sans états serait-il plutôt révolutionnaire qu'un pape possesseur d'un petit état? Il faudrait d'ailleurs qu'il entraînât avec lui les cardinaux et les prélats, qu'il compromît son infaillibilité avec les passions du jour. Précisément la société a besoin d'un pape non-roi dont l'influence catholique balance les emportements révolutionnaires des peuples. L'Europe a besoin de redevenir chrétienne; rendons-lui un pape qui ne soit plus un petit prince italien. Un pape qui ne sera ni sujet ni maître, partout présent et partout étranger, sera la plus pure représentation de Dieu.

Ainsi parle l'abbé Perfetti, dont le mérite est d'envisager, dans un travail assez court et dans un langage très modéré, toutes les faces de la question. La cour de Rome ne pourra bientôt plus prétendre que tous les ecclésiastiques qui se tournent contre elle sont des hommes perdus d'ambition et de vices; ils quittent quelquefois une position honorable pour dire tout haut leur sentiment, et ils le disent avec une modération de paroles qui permet de croire qu'ils sont animés de sincères convictions.

En dehors de ces publications, qui portaient le trouble dans l'entourage du souverain pontife, la papauté ne se manifeste directement que par les dépêches du cardinal Antonelli et les allocutions de Pie IX en consistoire secret. Nous avons déjà parlé d'un remarquable document du secrétaire d'état; le 9 juillet, il protestait auprès des puissances contre l'emprunt des 500 millions, contracté par le royaume d'Italie, pour la part afférente aux provinces jadis dépendantes du Saint-siège. Le 22 du même mois, dans un consistoire secret, le pape s'exprimait avec amertume contre ses ennemis; il signalait entre autres le clergé de Milan, une collégiale du duché de Modène, un évêque du royaume de Naples et plusieurs ecclésiastiques de ces provinces* et il se plaignait des puissances qui avaient reconnu le royaume d'Italie. Le 30 septembre, autre consistoire secret où furent nommés membres du sacré collège Mgr Billiet, archevêque de Ghambéry, Mgr Sacconi, nonce à Paris, Mgr Cuesta, archevêque de Gompostelle, Mgr Bedini, évèque de Viterbe, Mgr Lapuente, archevêque de Burgos, Mgr Guaglia, secrétaire de la sacrée congrégation du concile, et le père Pauebianco, des mineurs conventuels, consulteur du saint-office. Dans la harangue qu'il prononça à cette occasion, Pie IX avait accueilli les bruits si répandus, dans le parti hostile à l'Italie, d'actes de brutalité et de férocité reprochés aux soldats italiens.


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Cinq prêtres de Teramo avaient été, disait-on, arrachés de l'autel avec leurs habits pontificaux et fouettés jusqu'au sang. Le chanoine Fabbri, secrétaire de l'évêque Milella, avait été fusillé. La première de ces deux assertions avait été publiquement démentie par l'archidiacre, douze chanoines et quatre curés de Teramo, la seconde par le curé Spinozzi, qui avait été constamment aux côtés de l'évêque (lettres des 25 et 28 septembre). On peut juger par là à quel point le pape est dupe des assertions intéressées et peu véridiques de ceux qui l'entourent.

Indirectement le gouvernement avait la main dans les troubles qui agitaient l'ancien royaume des Deux-Siciles. Depuis le mois de mai, François II agissait ouvertement à Rome, laissait faire en son nom des enrôlements au palais Farnése, qui est sa propriété, et au Quirinal, qu'il habitait. Il donnait des signes de ralliement (une bague de fer ou de plomb), il envoyait son argenterie à la Monnaie pour y faire fabriquer des pièces fausses à son effigie. Le gouvernement pontifical était complice d'abord en permettant ces menées, puis en laissant sa frontière ouverte pour donner refuge aux partisans, en tolérant leur départ comme leur retour, les convois d'armes, d'habits, d'argent, en acceptant que les embaucheurs eussent un papier qui les déclarait recruteurs pour les armées de sa sainteté, en fournissant même sous main des armes aux bandes ainsi recrutées. A cet égard, il faut distinguer soigneusement entre le cardinal Antonelli, qui feignait de ne rien savoir, qui protestait de son ignorance et de son innocence devant les réclamations de la diplomatie française, et M. de Mérode, qui secondait à peu près au grand jour les projets de François II, et avait même avec le général de Goyon de violentes altercations qui allaient jusqu'aux injures d'une part et aux menaces de l'autre. C'est fort tard seulement, et sur des ordres exprès venus de Paris, que le général se décida à faire opposer par nos troupes quelque résistance, sur divers points, à l'entrée et à la sortie des champions de François II. Vers la fin de l'année, M. de Lavalette, étant venu à Rome remplacer M. de Gramont en qualité d'ambassadeur, avait, paraît-il, mission d'inviter l'ex-roi de Naples à faire choix d'une autre résidence. François II répondit nettement qu'il ne s'en irait que si on le chassait, qu'à Rome il était chez lui, les propriétés qu'il y avait le faisant prince romain, qu'ailleurs il serait à charge à ceux qui le recevraient, et qu'il leur donnerait des embarras politiques bien plus grands. L'expulsion d'un souverain déchu ne pouvant être dans les desseins de la France, il fallut tolérer la présence du jeune roi à Rome, où, quoi qu'il en pût dire, les embarras qu'il causait étaient et sont encore plus grands que ceux qu'il pourrait causer partout ailleurs.


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L'année se termina, comme elle avait commencé, par des démonstrations populaires. Au théâtre Alibert, il y avait un acteur nommé Savoia: on en profita pour crier viva Savoia! La police fit des arrestations nombreuses et ferma le théâtre. Pour le rouvrir, l'assesseur de police Pasqualoni imposa au directeur la condition de payer une amende de 500 ducats chaque fois qu'il y aurait du bruit dans l'auditoire. Cette surveillance rigoureuse pour les moindres manifestations ayant une apparence politique a pour contrepoids une négligence ou une indulgence sans bornes pour les crimes et délits communs. Le plus souvent on refuse de les voir, de les poursuivre, ou si on les poursuit, le châtiment est vraiment digne d'un gouvernement paternel; c'est, on ne l'ignore pas, le nom auquel prétend le saint-siège. Depuis bien des années, l'échafaud ne s'est dressé à Rome que pour des condamnés politiques.

C'est encore une des prétentions du gouvernement pontifical d'établir que les ecclésiastiques ne sont qu'une minorité dans le nombre des employés. Celle-là du moins est fondée, sous cette réserve que les ecclésiastiques occupent les gros emplois. On verra peut être avec intérêt quelques chiffres précis à ce sujet.

 


EMPLOYES

TRAITENMENT


Ecclésiastiques


Séculiers.

des Ecclésiastiques

des

Séculiers.

Affaires ètrangeres

17

30

68,486

11,468

Intérieur                         

156

1,411

52,123

254,160

Instructiou publique   

3

11

1,400

3,444

Finances                         

3

2,017

5,680

514,172

Gràce et justice             

59

927

56,311

246,674

Commerce et beaux-art

1

61

2

13,136

Travaux publics               

2

100

426

34,515

Armes                             


98


34,151

Police                               

2

404

4,119

75,072


243

5,059

190,575

1,186,192


On peut voir par ce tableau que les ecclésiastiques, de beaucoup les moins nombreux, ont les plus gros traitements dans une proportion de 783 contre 234. Nous constatons le fait pour répondre à des assertions contraires, mais nous ne le blâmons pas, et rien ne semble plus naturel que de voir un gouvernement ecclésiastique donner la principale part de sa confiance à des prêtres.


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L'avenir n'est pour aucune puissance au monde plus sombre, plus chargé d'orages que pour le pouvoir temporel du saint-siège. Comme il est impossible d'admettre que les provinces échappées au joug y soient de nouveau soumises, l'affranchissement de 2,400,000 de ses sujets laisse peu d'espoir au souverain pontife de persuader aux 600,000 qui lui restent qu'ils doivent s'estimer heureux de leur sort. Toute son espérance doit donc être dans le maintien du statu quo, puisqu'il est manifeste que, les troupes françaises une fois retirées, le gouvernement pontifical ne tiendrait pas vingt-quatre heures devant l'explosion populaire. Or, si résolu que soit Napoléon ITI à rester à Rome, il suffit de rappeler ce qu'a dit publiquement un ministre-orateur, M. Billault, que nous n'y restions qu'en violant le droit positif, incontestable des Romains, pour être amené à cette conclusion, que cette violation doit avoir un terme, et qu'il est nécessaire de rechercher dès à présent par quels moyens on pourra la faire cesser. A cet égard, le même ministre s'en est référé à la Providence; mais peut-être d'autres parties de ses discours au sénat et au corps législatif permettent-elles de croire que la solution entrevue est celle-ci: le gouvernement français retirera ses troupes de Rome lorsque l'opinion sera assez généralement répandue que le pouvoir spirituel du saint-siège n'a rien à redouter de la perte (possible dans le cas d'une évacuation) du pouvoir temporel.









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